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Ce blog comporte quatre parties :

– les articles simplement actuels

– des textes de fond, insistant sur le point de vue expressément politique adopté partout ici

– des rédactions plus anciennes par exemple à propos de simples citoyens d’un côté, de potentats de l’autre, aux Etats-Unis

– des échanges avec correspondants qui seraient trop restreints à l'intérieur des cases prévues.


dimanche 29 juillet 2012

Actuel 19 : Pourquoi baissent-ils la tête ?


Si on laisse de côté les illusions que suscitent encore les pseudo-socialistes, et le soulagement de ne plus voir trop de gueules dévergondées de sarkozystes, les motifs d'optimisme sont rares en politique française aujourd'hui. Comme dans le monde, le mécontentement croît, parfois gronde — et tout passe tout de même dans le sens voulu par le pouvoir, en particulier son vecteur le plus présent : l'argent.

On peut, pour tenter une explication, accuser l'effronterie ou l'hypocrisie des chefs et gouvernants ; on peut s'en prendre, et durement, à l'infamie médiatique ; on peut opérer une intéressante classification des niveaux de pourriture syndicale où par exemple la CFDT se montre, par ses propos et ses procédés, pleinement digne de son héritage démoniaque-chrétien... Tout cela existe sans conteste. De même, on peut analyser le brigandage légalisé et l'écrasement par le pouvoir en économie : comme si c'était inévitable, on laisse les propriétaires gagner de plus en plus à ne rien faire tandis que les précaires s'échinent et sombrent en SDF, la Banque Centrale Européenne étend et multiplie les escroqueries en donnant à des taux ridicules de l'argent que les autres banques reprêtent à des taux exorbitants, ou encore (c'est plus qu'on ne pense) la sinistre "Française des Jeux" achève dans la complaisance des lois d'affamer des foyers surendettés. On peut aussi détailler le retour en force des sectes, dont les Eglises, leurs fortunes insolentes et la misère croissante de leurs ouailles...

A l'échelle du monde, le cas de subversion atroce de la Syrie, après tant d'autres, fournit une réponse partielle et brutale à la question de la soumission populaire : on y voit l'art de la manipulation par infiltration étrangère et fanatisation, joint à un tel déchaînement de violence, que la constatation des réflexes de panique et de déroute ne pose guère question — la population court partout et n'importe où devant les bombardements d'une apocalypse programmée, provoquée : l'OTAN et les "coopérants" du Golfe (les pétromonarchies, référence habituelle en Occident de "démocratie"... intégriste) sont déjà omniprésents, comme en Irak, en Afghanistan, en Libye —. Dans le même sens, on n'a qu'à entamer au hasard la liste sans fin des interventions et coups d'Etat US du Viet-Nam au Chili et au Salvador, tout récemment au Paraguay après le Honduras, pour rendre éclatante l'efficacité — à court terme, mais renouvelable — du crime organisé et du meurtre en masse.

Mais pour le moment, les brutalités policières en France sont loin de ce niveau militaire. Alors, plus les choses se voient et se savent, plus la vraie question se dégage et se fait lancinante : pourquoi ça marche ? pourquoi tant de gens entrent-ils dans le jeu, pourquoi tant des plus évidentes victimes baissent-elles la tête ? Ici spécialement, qu'est-ce qui fait subsister les illusions, croire aux media, adhérer à des syndicats de la honte, payer les trois quarts de son revenu à un propriétaire puant d'insolence, s'adresser à des croyances que toute connaissance ridiculise, accepter comme explication et compétence les technicismes immondes et les rideaux de fumée des financiers ? D'où vient qu'on peut voir assassiner, par des armées projetées à un rythme toujours accéléré, des peuples qui vivaient en paix, et chaque fois laisser dire que c'est un rejet tout soudain de dictature quand les motifs impérialistes sont aveuglants (les réserves de gaz de Syrie, par exemple) ? Quelle déchéance cause l'absence de solidarité même pour des mouvements dans des nations de semblable culture et qui méritent tous les courages, Espagne ou Italie toutes voisines, ou Grèce, ou Québec ?

Les luttes progressistes s'étiolent et meurent l'une après l'autre, de ne pas se saisir d'une part d'explication jamais dite, d'un essentiel qui est vrai pour la France et pour l'humanité entière : les reflux barbares de l'histoire ont toujours pour source la perte de conscience proprement humaine sous l'effet des pulsions animales — dont le terrible et sélectif instinct grégaire —.
On peut expliciter, d'abord. Conscience humaine, c'est reconnaissance d'identité humaine : il faut reconnaître l'oppression et la misère indépendamment de faciès et couleur de peau. Ce n'est absolument pas universel et naturel. Au contraire il est facile, d'après le simplisme d'apparence, d'attiser la haine pour le différent (le Noir, l'Arabe), et de faire se ranger sous le semblable (le "de chez nous", "comme nous", fût-il l'étrangleur de vie au jour le jour, pdg ou autre).
Sur ce thème, dans quel sens poussent les media ?
Or il y a bien plus. La chance immense de notre temps est que la connaissance met à disposition de tous ceux qui le veulent la compréhension, et déjà un peu la maîtrise, des mouvements de masses humaines : à la base des manipulations par media ou CIA, il y a ce qu'on peut lire directement d'après Milgram et la "soumission à l'autorité" d'une part (cf. dans ce blog "Fond 5"), plus profondément l'éthologie et le rôle des pulsions agressives d'autre part.
La malchance inimaginable de notre temps est que les réactionnaires ont saisi cela et l'utilisent, tandis que les progressistes refusent en vanité stupide de voir l'animal et ses pulsions dans l'homme et les peuples.

On peut le voir partout, et on ne cessera plus ici d'y revenir. Par exemple, il faut comparer le nombre de tracts et en général de textes où il est fait mention d'affaires économiques ou d'actes répressifs, et celui d'articles où on analyse au quotidien les réactions des victimes, les effets de pulsions dont on parlé ci-dessus : lorsque Chomsky, ses amis et ses lecteurs font le tableau (hautement utile et précis) de la "culture du consentement", ils pourraient bien s'étonner un peu eux-mêmes de voir comment ils parviennent à dénoncer des manipulations, en se taisant sur les manipulés — sur l'abdication intime des citoyens —. Ils n'en font rien, et finalement une véritable censure étouffe les travaux sur le plus profond politique.

Ce n'est pas en quelques paragraphes qu'on pourra compenser de tels manques : on veut seulement ici fournir, après les considérables exemples énumérés ci-dessus, quelques pistes pour suivre l'effet au jour le jour de l'obédience animale dans le politique.
On raconte qu'au fameux XXe congrès du PCUS, tandis que Khroutchev accumulait les dénonciations des crimes de la période stalinienne, un petit papier courait en catimini dans les rangs de l'auditoire : chaque fois que l'orateur baissait le nez sur ses feuilles, le mini-tract passait d'un bond ici, puis là. Il y était simplement écrit : "mais pourquoi est-ce qu'on n'a pas dit tout ça depuis bien longtemps ?" Bien sûr, ce qui devait arriver arriva, et une manœuvre malencontreuse fit que le papier vola une fois très visiblement sous le regard de Khroutchev... et celui-ci de demander à le voir ; avec tremblements on le lui passe... Il le met alors paisiblement dans sa poche, sans le lire, et déclare simplement : "maintenant vous savez pourquoi, camarades !"
C'est facile de dire : lâcheté ; c'est, aussi, vide d'efficacité. Il faut saisir le tout de ces mouvements : la constante ignorance des effets de hordes, liens religieux ou de partis, a mille formes et va toujours contre le progrès. De même, c'est à rire, de voir les tentatives d'union progressiste régulièrement paralysées par les batailles de petits et tout petits chefs, comme dans une vulgaire et minable bureaucratie : or jamais on ne s'occupe d'y lire scientifiquement le rôle de la parade agressive, risible, primitive. Si au contraire, on fait référence à un savoir — ce dont il faut tirer l'indispensable théorie, et les indispensables écoles révolutionnaires — toute personnalisation se montre aussitôt comme inutile et dangereuse ; mieux encore, le sage recours à la connaissance, impersonnelle, fera accepter leur responsabilité de diffuseurs de cohérence par ceux qui craignent à juste titre le rôle de caporaux : ils comprendront que ce n'est pas s'imposer aux peuples de les instruire, c'est même précisément l'opposé.
Voilà de sûrs moyens de trouver les ressources qu'il faut, pour agir en faveur de l'humain. L'homme n'est jusqu'ici qu'exceptionnellement être de raison, au contraire il est constamment animal. Dans le passé, le rationnel n'est entré en action que par la force des choses, quand par hasard un excès de misères se trouvait en phase avec un moment de vigueur dans la pensée, comme lors des Lumières et de la Révolution française. Au contraire, plus il y aura de progressistes pour comprendre l'animalité humaine, plus complètement ils sauront montrer et démonter les réactions de masses, plus vite ils feront enfin voir aux peuples les similitudes de situation de la France, de l'Egypte, de la Grèce, du Québec, de la Tunisie et du reste de la planète : plus vite ils rapprocheront de la révolution mondiale.
Les imbéciles se contenteront indéfiniment de dire que c'est de la théorie. Les autres comprendront de mieux en mieux — fût-ce hélas après de terribles pertes de temps et gaspillages sous la violence des choses — que c'est la condition nécessaire au début de tout ce qu'il faut.

Fond 5 : Sur le test de Milgram


La série d'expériences connue sous ce titre, ou celui de "Test de soumission à l'autorité", a eu lieu voici un demi-siècle à l'université de Yale. Son influence est aussi volontiers reconnue par les véritables progressistes (on en a tiré, entre mille affaires, le film "I… comme Icare") que soigneusement tue chez des bien-pensants, avoués ou non — par exemple, dans le DVD d’archives du "Monde Diplomatique" (1953-2011), Milgram est cité dans... trois (3) articles —. Bref il s’agit d’une affaire aussi énorme que la censure contre l'éthologie, spécialement humaine : nous verrons que c'est pour les mêmes raisons.

Donc d'abord la référence : il existe des traductions françaises, mais il faut recommander la bonne édition du livre de Milgram chez Harper Perennial / Modern Thought, facilement acquise sur la Toile pour quelques euros. Ensuite un court rappel du cadre expérimental.
Les choses se passent dans une salle de laboratoire universitaire de sciences humaines, légèrement cloisonnée en deux ou trois petites pièces. On a au centre un tableau à voyants et manettes multiples avec un écran d'abord éteint, et des boutons de décharges électriques gradués de 15 en 15 volts, de 15 à 450. Un expérimentateur en austère blouse grise reçoit en même temps, sans marquer de différence entre elles, deux personnes qui ne se connaissent pas. Il désigne l’une comme "le maître", l’autre comme "l’élève" : mais en fait, "le maître" (masculin ou féminin) est le sujet naïf de l’expérience, recruté par annonce dans les journaux avec promesse de rétribution ; tandis que "l’élève" est un acteur professionnel travaillant pour le laboratoire.
Au début de l’expérience, cet élève est attaché dans un recoin à son siège, sous les yeux de tous les participants. L’expérimentateur explique alors le canevas : le maître doit indiquer à l'élève un mot, puis une courte liste où choisir un apparié — par exemple le mot “ciel”, la liste “vert, bleu, rouge, noir” ; l’apparié est alors  “bleu” —. Si la réponse est bonne, on passe à la suite ; si la réponse est mauvaise, le maître reçoit de l’expérimentateur l’ordre d’appuyer sur une touche censée administrer une décharge, commençant comme indiqué ci-dessus à 15 volts puis régulièrement croissante. L’élève se plaint à partir de 75, proteste verbalement à partir de 120, et hurle de douleur à partir de 285 — il va sans dire qu’en réalité il ne reçoit aucun choc —.
Jusqu’où ira le désigné maître avant de refuser d’obéir ? En très gros, les chiffres constatés (dans plusieurs pays, car l'expérience a été reproduite bien des fois) montrent qu’environ deux tiers des sujets acceptent d’aller jusqu’à la torture (souvent en manifestant une tension de plus en plus grande, mais en se laissant inciter à poursuivre par l’expérimentateur). A vrai dire le nombre le plus intéressant est celui qui mesure le pourcentage de refus immédiats de participer, de refus d’infliger une souffrance à un innocent sans défense :
0.
Il s'agissait dans l'esprit de Milgram de saisir avec certaines précisions les rouages et les conséquences possibles du sens de la discipline, ce qu'il éclaire par une citation proposée au début de son livre : "dans la lugubre histoire de l'homme, on trouve que davantage de crimes hideux ont été commis au nom de la discipline qu'au nom d'une rébellion". Un des objectifs ainsi reconnus était la compréhension des massacres les plus considérables de la Seconde Guerre mondiale, en particulier la Shoah : mais Milgram n'a jamais fait mystère de l'application de sa réflexion aux violences et guerres en général, et durant les deux ou trois décennies de sa courte carrière il n'a cessé d'expliciter cette application — ce fut par exemple le cas lors de la destruction du village de My-Lai (tous âges inclus) pendant la guerre du Viet-Nam.

Il y a eu d’innombrables articles à propos de ce test — dont, encore une fois, des confirmations internationales —. Il y a eu surtout, comme bien l'on pense, de dures critiques. L’une des plus significatives est la vertueuse indignation d’âmes délicates, quant au fait que les sujets (les "maîtres") étaient maintenus dans l’ignorance du rôle véritable de l’acteur professionnel et des choix de listes de mots : ainsi on se détourne de l'énormité des réalités démontrées pour pleurnicher au nom de riens — c’est l’habituelle sensibilité moralisante, extrême dès qu’il s’agit d’interdire l’expérience scientifique, spécialement quand celle-ci risque de permettre d’éclairer et diminuer les sources de souffrance des gens ; ainsi l’Eglise proclamait son horreur du sang ("Ecclesia abhorret a sanguine") quand il s’agissait d’interdire la dissection des cadavres, indispensable à la médecine, aux époques mêmes où elle brûlait vifs, le plus ardemment, les déclarés hérétiques — dont ceux, qualifiés de sorciers, qui osaient soigner leurs frères humains en dépit du Christ à partir de ladite médecine, en ce temps entièrement arabe et juive.

Pensez donc : que deviendraient les jugements des foules et des peuples sur les armées de soldats et de tortionnaires, sur la propagande des media et les lois de l’espèce "Patriot Act", sur toutes les législations (opposées aux conventions internationales) autorisant la torture pour peu qu’elle soit déclarée favorable aux Etats-Unis d’Amérique, et tout et tout, bref que deviendrait la soumission aux injustices et privilèges si on laissait réfléchir sur le droit à la désobéissance, si on se mettait à laisser lire clair ce que morale veut dire ? Que l'on songe particulièrement à certaine lignée prétendue civilisatrice : qu'y deviendrait l'obédience à la puissance spirituelle, si on médite le sens de la malédiction contre ceux qui désobéiraient au pouvoir en goûtant aux fruits de l'arbre de la connaissance ? De façon bien intéressante, Philip Zimbardo (auteur de la douteuse mais intéressante "Expérience dans les prisons de Stanford") rappelle que cette malédiction met l'obédience, la soumission humaine, au-dessus de toute valeur et comme condition du droit au bonheur, avec en outre un sadisme spécial : elle est "transgénérationnelle" — même les enfants à naître sont déjà coupables du péché originel, et l'on sait l'usage que la papauté a fait dans ce sens du fameux crime de déicide, dont tout enfant juif serait de même coupable dès qu'il respire. Eglise, Eglise, à qui tu tiens, on peut bien dire : adieu bon sens !

On ne prétend évidemment pas ici épuiser le sujet, mais insister : comme les textes d'Orwell (que Milgram ne manque pas de mettre en exergue), le test de Milgram est à la base de toute culture progressiste depuis sa parution (1973). On se contentera d'en reprendre quelques traits, dont un essentiel.
Bien entendu le point central de la démonstration est la difficulté avec laquelle la morale (le sentiment de justice envers l'autre, le contraire du moralisme) prime sur l'ordre établi : c'est bien cette nécessité première qu'ont clamée avec une netteté spéciale Einstein et Camus, et qu'ont pour un temps établie par exemple les luttes de Résistance contre les totalitarismes et colonialismes. (Au passage : rien n'empêchera de retrouver sur la morale les ironies sales et le cynisme commun chez Marx et ses petits camarades, surtout tant qu'ils ont eu quelque pouvoir.)
Or Milgram insiste de lui-même sur ceci : on ne peut comparer la contrainte dans le cadre expérimental qu'il a choisi, et les menaces d'une autorité bardée de lois et galons — le soldat qui simplement dénonce la torture court bien d'autres risques que les "maîtres" du test, libres en fait à tout moment de quitter le laboratoire ; et ne parlons pas des refus de mobilisation... — Le résultat de Milgram en est encore plus extraordinaire et éclairant : le sens social perverti en soumission est un legs assez puissant pour demeurer actif sur une simple et faible incitation. C'est, pour ceux qui se souviennent de l'éthologie comparée, le signe d'un legs de l'évolution même : le sens de la hiérarchie n'est pas actif seulement chez les primates, on peut retrouver de telles interactions entre connexions neuronales et stimuli loin dans le règne animal tout entier. La condamnation "en fauteuil", de la perte de conscience et plus encore de maîtrise morales, devient ridicule quand on a vécu ce que la contrainte grégaire représente, et on voit partout les forces réactionnaires acharnées à toujours étendre l'obédience, l'obéissance, la soumission, L'ORDRE. Les papes, les colonels et les manipulateurs de media des guerres coloniales n'ont pas fini d'en tirer des maléfices monstrueux : les études en monnaie et en classes sont de la rigolade à côté de ces puissances.

Ce serait être infidèle à Milgram que de ne pas chercher plus loin : analysons-le donc encore.
Repartons de son test, en ceci : il suffit d'un vague contrat entre un expérimentateur et une recrue de hasard d'un laboratoire pour faire, de deux tiers des gens, des tortionnaires. Milgram le souligne et dit, après Arendt : banalité du mal. Non. C'est typique de la verbalisation creuse et stérilisante. Il est vrai que le mal n'est pas simple affaire de sadisme : mais cela ne signifie nullement qu'il n'existe pas, en tous et en chacun, de tendance sadique. Il faut poursuivre sur ces horreurs d'abord repoussantes.
Milgram est admirable de constater la puissance du ciment social qu'est la transmission par obéissance, et les dangers abyssaux de paralysie morale où ce ciment peut faire chuter. Milgram a raison de remarquer que l'attraction technique pour "le travail bien fait" (avec l'assurance d'une reconnaissance sociale) fait perdre de vue ce qu'est le résultat du "travail". En faisant agir deux sujets, l'un qui seulement lit les mots et l'autre qui appuie sur les boutons électriques, Milgram fait encore mieux : il montre comment la répartition des tâches et un début d'ampleur sociale facilite infiniment la déresponsabilisation et la bonne conscience pour chaque participant, par "ordres reçus" — j'ouvre consiencieusement la porte du camp à toute heure du jour ou de la nuit où on me le demande, ou j'entretiens sans reproche les moteurs du navire où sont embarqués mes camarades : mais qui concentre-t-on dans le camp, et pourquoi ? contre qui vont tonner les canons du navire que je contribue si bien à faire avancer ? que va-t-il se passer, Docteur Folamour, quand les membres de mon équipage vont larguer ce que nous savons tous ? Tout cela, Milgram le montre comme nul avant lui. Mais...
Lorsqu'il a publié son livre, le texte fondamental de Konrad Lorenz avait dix ans — et un simple pédiatre, le plus grand de son temps il est vrai, en disait déjà les mérites pour le bien des enfants et des citoyens : Dr. Spock (cf. Archive 2) avait, lui, tout de suite vu ce que représentait la compréhension, enfin, du psychisme humain dans la ligne évolutionniste —. Certes en affaires de recherche dix ans c'est peu : alors disons simplement que, s'il avait vécu un peu plus que sa pauvre cinquantaine, Milgram aurait certainement fini par synthétiser soumission sociale et éthologie. En tout cas, cela fait assez de temps perdu comme cela : essayons déjà un peu de rattraper.

Tout animal à partir des insectes et des reptiles est agressif. Ce moteur est presque aussi profond, et bien plus actif en société, que la recherche de subsistance même : ce n'est pas rien. En outre il est, en ses tréfonds, transmissif : cela n'a aucun sens de le penser séparément en psychologie et sociologie — une conséquence des équilibres agressifs est qu'on admet d'obéir pourvu qu'on soit reconnu, par exemple en faisant à son tour obéir d'autres (mais c'est seulement un exemple de transmission) ; de même, il n'y a pas de limite à la capacité à obéir (fanatisme) parce qu'il n'y a pas de limite à l'espoir de jouissance associé, jouissance qu'il suffit d'avoir ressentie une fois ; or cette fois arrive toujours dans un passage à l'état adulte, en général bien avant.
En outre, la puissance infinie des pulsions agit de façon immédiate. Au contraire la construction morale, par élargissement cohérent d'empathie, est médiate : l'éducation humaniste ne peut aboutir pour un être ordinaire sans du temps et des efforts. Certes on y arrive : peu de gens aujourd'hui sont favorables au cannibalisme, et même les potentats éprouvent désormais la nécessité de dissimuler leurs crimes sous des paravents prétendant à liberté et démocratie. Mais pour atteindre la diffusion morale, il faut répandre de mille façons du savoir, et les potentats ne risquent pas d'en favoriser la propagation — c'est bien peu dire.
Il a manqué à Milgram de saisir ces rapports.
Ainsi il parle d'"anti-anthropomorphisme" : il croit qu'au contraire de la tendance à forger des dieux-puissances à forme humanoïde (qu'on pense à la recherche désespérée d'un ennemi humain, lors d'un deuil par maladie dans les peuples ignorants de la médecine), les obédients finissent par perdre de vue leurs tyrans, et considèrent qu'ils servent des causes abstraites sur lesquelles ils ont greffé leur enthousiasme. Or les exemples de cultes de la personnalité — encore une fois le papisme est de durée et d'importance historiques inégalées — font bien voir le dynamisme de dénégation et tout ensemble de revendication du père-dieu-pouvoir, chef ou chamane, aussi bien par les fidèles que par les encultés. Dans les deux cas , la réalité est dans le même manque de rationalité : aussi bien du côté de l'allégorie ("toutes choses sont pleines de dieux", finalement toujours à forme humaine), que dans l'attribution de toute-puissance (divine) au prophète ou à son vicaire. Et l'origine de ces deux volets du dérapage mental est aussi la même : ramener TOUT à un être en même temps semblable et autre — définition au départ de l'agressivité.
C'est encore la même insuffisance, liée à l'absence de savoir sur l'homme-animal, que de mal démêler les sens de la dévaluation de l'étranger-victime : Milgram remarque que le tortionnaire dévalue APRES coup sa victime, alors que la propagande totalitaire désigne ses "untermenschen" AVANT le crime. Mais il ne semble pas identifier que c'est la même tendance de repos de conscience : dévaluer l'Arabe (ou la femme ou le Noir ou n'importe quelle sorte de gens, par n'importe quel classement) POUR en faire sa victime, ou le dévaluer et se surévaluer parce qu'on a la force de son côté, PARCE QU'ON en fait sa victime. Par exemple, le racisme français traditionnel, dans sa traduction actuelle en F-haine, est bien mal attaqué sans une telle intelligence globale : au contraire il est bien plus facile à ridiculiser et faire mépriser à partir d'elle.

Il n'est pas possible de faire beaucoup plus en peu de pages pour aider à actualiser la portée sans fin des liens entre constitution animale de l'homme et acceptation de l'oppression. Un point pourtant mérite plus d'insistance que tout le reste.
Lénine, quoique se voulant tout orthodoxe marxiste, était aussi un révolutionnaire confronté au brûlant des faits : de là vient qu'il a parlé de la soumission en "habitude de l'esclave". Ce sont des mots bien flous, mais le juste fond est essentiel.
Les reflux barbares de l'histoire ont toujours pour source la perte de conscience proprement humaine sous l'effet des pulsions animales — dont le terrible et sélectif instinct grégaire —. C'est cela, l'essentiel.
D'ailleurs, argument définitif prouvant les dangers d'une telle compréhension pour le pouvoir, le totalitarisme financier actuel : le lien entre Milgram et l'éthologie est pratiquement inexistant sur Google...

mardi 3 juillet 2012

Actuel 18 : Petit tableau avant les cartes postales


C'est donc installé : en parfait contrôle, tout le monde a voté à très peu près comme toujours. Simplement, la bête brune est un peu plus présente pour le cas où passerait une poussée démocratique malgré l'assommoir médiatique ; autrement, le totalitarisme financier demeure bien assis sur le parti unique dit alternance : il peut toujours compter sur les cryptonazis du monde de la propriété, du comptoir et de l'échoppe réunis, de la lignée passée par la Cagoule et les chemises vertes des années 1930, puis par les traîtres et kollabos de Pétain et Gingembre, du rival Poujade et de la forme post-industrielle lepéniste : tout le monde en France connaît bien ces nobles pages d'histoire, et il est inutile d'y insister. On y reviendra un jour, par entêtement pur, pour comprendre certains invariants des divisions qu'on appelle, suivant les erreurs de perspectives, des classes ou des inégalités.

Actuel, donc. Dans son extraordinaire discours Nobel de littérature, Harold Pinter traitait le Royaume-Uni de lamentable toutou de l'En-pire USAïen : c'est bien méchant d'oublier le reste de la meute, au premier rang de laquelle la "France" atlantiste, celle des Juppé, Lellouche et autres héritiers des constants fascistes de la Fac d'Assas comme Madelin et Longuet — vous savez, ces gens courageux quand ils étaient armés de triques et de chaînes de bicyclettes et qu'ils tendaient des embuscades à dix contre un contre des gauchistes de mai 68, et puis qui couraient comme des lapins éplorés tout au long du Boul'Mich et de la rue Victor Cousin, à la même époque, quand les cordons de CRS s'effilochaient et qu'ils se retrouvaient confrontés à des expressions démocratiques un peu directes...

Oui, il y a la "France" qui nie et renie, les salopards du pouvoir français toujours prêts à toutes les trahisons, pour écraser le peuple de France dans l'ignorance des Lumières de son passé et dans la misère matérielle et mentale toujours renouvelée. Ainsi, ô les beaux gestes de Monsieur Hollande commençant : d'abord en chevalier servant de la CIA, avant-garde empanachée contre la Syrie, pour manifester hautement qu'on est OTAN de la néocoloniale, et que les troupes françaises, spéciales ou non, sont prêtes à devancer les amères loques dans la conquête du gaz syrien pour "l'Occident" — toujours sous prétexte de cette "ingérence humanitaire" qui a déjà ramené l'Irak à un désert lunaire, l'Afghanistan à la seule culture de la drogue, la Libye à l'éclatement et à l'intégrisme islamique, le Mali et le Niger aux guerres de religion, etc. etc. etc. pour le bénéfice... Total des "Sept Sœurs" (les grandes pétrolières capitalistes).

O les beaux gestes de Monsieur Hollande commençant : ensuite le non-renouvellement des postes de fonctionnaires partant à la retraite — le Rycokos Salnazi menaçait d'en détruire un sur deux, ce qui fait mathématiquement 50%, les nouveaux HAyraults sont partis pour en éliminer deux sur trois, ce qui dans la même arithmétique donne à très peu près 67%, quel progrès !

N'empêche que le ministre en chef de la relocalisation-réimplantation-et-tout a écrit à la direction de Peugeot-Citroën pour la menacer de son vif mécontentement annoncé lorsqu'on fermera l'usine d'Aulnay-sous-Bois : quelle démarche hardie, quelle démarche osée, et comme les Dupondt de Tintin diraient même plus, quelle démarche téméraire !

Faut quand même un peu les comprendre, les pauvres Pseudo-Socialistes. Ils sont passés en cultivant l'espérance — naïve à la folie, mais espérance tout de même — de tout ce qui souffre ou s'effare dans l'Hexagone, devant des moyens de richesses sans exemple dans l'histoire et de la gestion invertie de ces moyens pour torturer le monde : ce qu'on appelle abréviativement le capitalisme. Et ils sont là pour perpétuer l'horreur sans que ça se voie tout de suite : corde, filin plus que raide !

Le vocable Hollande évoquait naguère en français : Pays-Bas. Ce sera désormais : France basse, et abaissée. Il faut se presser de l'écrire, et qu'on ne laisse pas dire ensuite aux lâches qu'on ne pouvait pas savoir.

lundi 2 juillet 2012

Actuel 17 : Baccalauréat


Dix-huit ans — douze ans d'études après la maternelle —. Terminale scientifique, TS, option SVT. Intérêts et réussite en histoire et biologie. Famille sans problème ; pas d'excès de télévision ni autres électronies ; sexe masculin ; rêves avoués typiques de sa génération. Cherche très consciemment à concilier ces rêves et une carrière casse-croûte inévitable : signe, point toujours présent, de maturité relative.
Contexte : les rapports entre "l'apprenant" et l'enseignant bénévole — ami de la famille, contacté trop tard pour l'examen — sont très bons.

En mathématiques, a tendance à considérer qu'il a fait ce qu'il faut s'il enregistre dans sa calculette une formule qu'on lui dit importante. Exemple de résultat : après divers essais de problèmes vraiment élémentaires, pour lui faire sentir ce que multiplication veut dire, on en vient à proposer ceci : "Il y a au marché des pommes très belles mais très chères, elles valent un euro pièce. J'en achète trois. Combien dois-je payer ?" Réponse : un tiers d'euro.
La suite est écrite pour ceux qui ne se contentent pas de déclarer que c'est là pure fabulation.

Car si l'histoire est intéressante, les réactions enregistrées à la raconter de nombreuses fois ne le sont pas moins. D'abord, après les protestations qu'on imagine, tous les auditeurs acceptent son authenticité. Ensuite, une proportion importante commence par envisager une pathologie mentale, puis écarte l'hypothèse dans tous les cas après que soient fournis les détails rappelés ici en introduction. Alors, les interprétations tournent autour de "Mais qu'est-ce qu'on a fait de notre enseignement !" et tentent de relier l'affaire, à travers des expériences personnelles, à d'autres aspects de la société : ce qu'on voudrait résumer ici.

Même chez les gens, enseignants ou parents, naturellement portés à voir surtout le côté pédagogique, la compréhension d'une telle aventure est recherchée d'après l'importance de l'autorité dans l'environnement. Pour l'élève formé ou plutôt formaté actuellement, que l'école soit le canal unique ou non, la situation est essentiellement ressentie comme rapport à un maître : le chef a posé une question, il s'agit surtout de se montrer coopératif, donc il faut donner vite et poliment une réponse ; accessoirement, il y a une opération à faire, or en ce genre de problème il y en a quatre, +, –, x, ÷, on en tire une au hasard et on donne immédiatement un résultat. Confirmation de ce point de vue : on a parlé après l'arithmétique de physique, et on s'est intéressé au délai entre la vue d'un éclair et le temps mis à entendre le coup de tonnerre correspondant ; on a demandé à l'élève d'énoncer la loi reliant la longueur du chemin parcouru à la vitesse et à la durée du parcours, réponse : c'est "la vitesse 'par' le temps" — oui, mais comment 'par' ? réponse : "divisée par". D'où explications pour corriger, puis application : le son parcourt un tiers de kilomètre par seconde, et le temps de parcours enregistré est vingt secondes, à quelle distance s'est produit l'éclair ? Hésitation, encouragements, réponse : "vingt tiers de kilomètres" — bravo ! mais quelque chose a l'air de ne pas aller, qu'est-ce qu'il y a ? réponse : "c'est pas possible..." — et pourquoi donc ? "Ça tombe pas juste !" (signifiant : 20 n'est pas divisible par 3). Sans réagir directement, on propose de prendre la calculette et de poser 20 divisé par 3. Du coup, sourire apaisé : "ça fait six kilomètres soixante-six !"
La suite de la conversation, en raison de promesses antérieurement faites, a consisté en références à la période de Résistance en France pendant la Seconde Guerre Mondiale, et s'est fort bien passée.

Bref la crainte, ou du moins le respect excessif, de l'autorité et le goût de "ce qui tombe juste" semblent donc bien des facteurs centraux, très directement et primitivement, dans le comportement enregistré pour les affaires scientifiques. Mais d'autres auditeurs ont voulu compléter depuis un angle différent.
Dans deux cas par exemple, l'un rencontré en devisant avec un cadre supérieur d'entreprise transnationale, l'autre avec un médecin travaillant en milieu hospitalier, la réaction immédiate pour expliquer l'attitude sur-disciplinée a été la référence à "la lèche" : le chef-maître étant omnipotent, avant tout on lui obéit et on lui donne à entendre qu'on est bien soumis et docile — il y a l'emploi à la clef —. Le cadre d'entreprise a même éprouvé le besoin de préciser à ce propos : "si j'engueule un inférieur hiérarchique parce qu'il me félicite alors que je raconte des conneries, il prend l'air malheureux, ce n'est pas du jeu, il ne sait plus ce qu'il faut faire".

Ne sapons pas le moral des troupes avant les vacances. Soyons plutôt heureux d'avoir revu ce par quoi passe la construction de bons électeurs : 1) éveil de la sensibilité en matière de relation logique : faible, 2) éveil de la sensibilité en matière de relation au réel : faible, 3) éveil de la réceptivité-soumission à l'autorité : extrême — aléatoirement explosive.
Du "Discours de la servitude volontaire" de La Boétie ("Ils ne sont grands que parce que nous sommes à genoux") aux données de l'éthologie sur la socialisation notamment chez les primates (le singe dominé doit saluer le premier, et humblement), nous avons donc de bonnes relectures à faire...