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Ce blog comporte quatre parties :

– les articles simplement actuels

– des textes de fond, insistant sur le point de vue expressément politique adopté partout ici

– des rédactions plus anciennes par exemple à propos de simples citoyens d’un côté, de potentats de l’autre, aux Etats-Unis

– des échanges avec correspondants qui seraient trop restreints à l'intérieur des cases prévues.


jeudi 8 mai 2014

Actuel 65 Pour l'éthologie politique


Divers textes depuis quelques semaines ont, ici (cf. Actuels 63 et 64) et ailleurs, tenté d'indiquer des voies d'accès vers une connaissance désormais vitale, et plus soigneusement voilée encore que les données historiques et politiques. On a tâché de rédiger brièvement ce que représente la réinsertion de l'aventure humaine dans la théorie de l'évolution, on a rappelé comment situer Renaissances et Lumières, et au contraire les échecs religieux et nationalistes. Dans la mesure où cela confronte à des faits massifs et essentiels, c'est déjà un peu explication : mais partielle, surtout si on n'approfondit pas la question de l'animalité humaine. On propose ici une analyse plus radicale.

Konrad Lorenz disait : il faudra bien que les historiens le regardent en face, les sauvageries de l'histoire ne font que reproduire celles de la "sélection naturelle". Mais qui lit Konrad Lorenz ?
En attendant, en violence extrême, promesses folles, entretien des plus naïves illusions, obligation de suivre des règles de la naissance à la mort en passant par les interdictions sexuelles, la religion va plus profond et fort que la nation — celle-ci n'entretient officiellement que les incitations agressives —. Mais dans les deux cas c'est occasion de vérifier que, par rapport même à la sexualité, la pulsion agressive, la plus tard venue de l'évolution, est reine et maîtresse (les théâtres classiques le rappellent de leur côté). La libération dite laïque est donc bien relative, si on veut aller au fond — le terme seul de laïcité porte clairement la marque de ses origines —. Voilà rappelé le contexte, autant qu'on peut songer à résumer ces siècles de forfaits sans noircir trop de pages, voilà la part d'explication sans guère parler d'éthologie : seulement pour dire après bien d'autres, sans mentionner la science centrale en ces matières. Il est temps de faire mesurer la puissance du nouvel outil.

Le fond éthologique est très clair et très simple : dans l'héritage historico-évolutif
il y a primauté des affects contre l'effort de rationalité,
car l'humain est primairement un animal, et le plus "agressif" de tous
— ceci ne peut être modifié que par éducation et instruction rationnelles et scientifiques, c'est-à-dire par l'appel conscient et global à l'expérience dans son universalité humaine, l'appel aux faits établis pour tous parmi tous les humains —.
Plus précisément, la passion (agressive) pousse à se trouver de fausses "raisons" (par refoulements) : sans jamais le percevoir, l'humain cherche à garder bonne conscience en se livrant aux décharges agressives les plus folles et criminelles. Telle est la source de toutes les idéologies et recherches "d'absolu" — alors que raison véritable, savoir et science sont évidemment approximatifs —. D'où la faute, insondable mais dictée par les refoulements les plus importants, de la psychanalyse arrêtée aux premières tentatives de Freud, ou du 1984 d'Orwell : cette erreur voit la puissance principale dans la sexualité, qui n'est rien à côté de l'omniprésente tendance à s'étendre et se grandir, de toutes les manières et de toutes les illusions possibles — tendance qui malheureusement est dénommée jusqu'ici "agressivité" en science éthologique —.
En illustrations actuelles parmi des milliers : tout ce qui va du vœu d'immortalité aux déchaînements de sauvageries chrétiennes et musulmanes, ou l'exemple effroyable d'Israël : car on voit dans ce sinistre Etat ce dont est capable un ensemble de groupes humains pourtant lui-même stigmatisé et martyrisé des millénaires durant, si à son tour il dispose de la violence. Semblablement, les dictateurs africains expriment, à l'échelle de l'histoire (dès avant la colonisation), que les caractéristiques animales de l'humain ne dépendent nullement de la quantité de mélanine dans la peau, ni de prétendus "caractères" vite anthropométrisés. Plus stupéfiant encore, de faux chercheurs font mine de poser des questions sur les retours de barbarie au vingtième siècle, et puis s'extasient par exemple devant les logorrhées d'un Heidegger, en maintenant la censure sur l'évidence éthologique et la constance des déchaînements agressifs...
Or c'est seulement si on revient à la seule définition scientifiquement acceptable de notre espèce (à savoir : universellement interféconde) qu'on est capable d'y intégrer scientifiquement ses traits de comportement : avec en priorité cette tendance "agressive", plus considérable chez elle que dans toutes les autres.

L'humain n'est pas bon. L'humain n'est pas mauvais. L'humain n'est nullement "page blanche" à la naissance. Tous les menteurs, tous les faux philosophes parlent de ces affaires comme de tout et de n'importe quoi, pour dire tout et n'importe quoi. L'expérience seule est capable de répondre aux désirs et aux questions que le philosophe a métier de poser : l'éthologie, humaine et notamment politique, est la pièce la plus importante aujourd'hui de l'immense et resplendissante construction des disciplines scientifiques.

On peut alors revenir en synthèse, à partir de cette indispensable explication, sur une constante des procédés actuellement revivifiés de propagandes, religieuses comme nationales : l'incitation à se ranger en communauté (réalisée surtout en ressentir lors des cérémonies), le fond d'a grég ation, l'appel cavernicole aux pulsions de clan, grég aires, avec tout ce que cela comporte — l'illusion d'une supériorité inévitablement, qu'elle se traduise en mots de foi, race, classe ou nation par exemple : mais les variétés en sont infinies —. Par quoi cela passe-t-il ?
Au plus moteur et au plus profond, il y a le vécu initial. Dès avant la naissance, il y a "imprégnation" par des sons, des rythmes et mouvements, et même (par le sang de la mère porteuse) d'odeurs. C'est à ce fond que, tout-petit puis enfant et adolescent, un être se réfère d'autant plus complètement qu'il n'en sait rien au niveau de la conscience, et on voit ce que cela veut dire au niveau de la raison. De façon plus reconnue aujourd'hui et plus visible, plus contrôlable aussi un jour, il y a les initiations et incitations des cérémonies religieuses et nationales, jusque dans l'enseignement officiel sous des formes subtiles ou brutales. Voilà ce que cerne le chapitre "Habit, Ritual and Magic" de l'ouvrage fondamental de Lorenz. Chez tous les animaux assez évolués, dès leur "imprégnation" à leur milieu autour de la naissance (notamment la reconnaissance des guides parentaux — chez les anatidés déjà, et que dire chez les mammifères !), il y a des règles, des éléments "éth"ologiques, qui encadrent l'être et lui donne son "éth"ique :
– certes avec souvent un équilibre pour sa subsistance élémentaire et sa préservation (ainsi une réaction de défense contre "une fourrure menaçante" est une protection contre des prédateurs, efficace et largement préparée génétiquement, ou comme on dit trop vite innée)
– certes avec des guides utiles (mais pas simplement réalisables ni réalisés) pour son épanouissement sexuel
– mais surtout avec des tabous et inhibitions d'une extrême puissance en affaires d'agressivité-expansivité-insertion-sociale : et cette extrême puissance est indispensable si l'espèce doit survivre, car la pulsion correspondante est la plus énorme et de loin.
Voilà le fondement évolutif, incomparablement plus ancien que l'histoire et donc encore plus complètement forgé en barbarie et ignorance. Or c'est cela qui devient chez l'humain normes de comportement("eth"os). On doit songer à mieux s'il faut mériter le nom de morale — et politique.
L'intériorisation par héritage, presque aussi inconsciente dans notre espèce que dans les autres, ne peut être humainement guidée que par une éducation et une instruction scientifiques, c'est-à-dire faisant appel à ce qui est admissible et contrôlable par tous les membres de l'espèce dans toute l'expérience, dont certes l'expérience historique. Or de par la sauvagerie des choses et aussi des religieux et des nationalistes, c'est cette éducation primordiale qui est la plus férocement combattue, comme on l'a déjà explicité et rappelé notamment à propos des catéchismes (rage des prêtres auxquels on tente d'ôter le viol des âmes d'enfants — pas toujours des âmes seulement, soit, mais il faut bien dire surtout l'essentiel).
Ainsi a-t-on abouti à l'absence du consensus humain général : celui-ci est farouchement évité par tous les Etats et plus encore par tous les clergés. C'est-à-dire que l'humanité est empêchée de parvenir au stade où tout enfant jusqu'à l'âge de quinze ou seize ans considèrera comme avéré seulement ce que la science et l'histoire lui donneront pour vrai à l'échelle de toute la planète et au nom de tous les humains.
Au contraire, actuellement l'agressivité est déclenchée automatiquement, et réduit l'être à des automatismes, vis-à-vis de ses semblables mêmes et surtout ceux qui présentent quelque différence d'apparence, langage, coutumes, etc.
En somme il y a :
– d'un côté, toute la violence des excitations et des tabous imposés par l'histoire et, plus volontairement, par les privilèges — il n'a jamais existé de société de primates, humains ou non, sans dominants c'est-à-dire sans privilégiés : or, chez les humains surtout, il y en a qui savent bien ce qui est favorable à leur statut
– de l'autre côté, la tentative rationnelle.
On conçoit alors la source des horreurs dont sont capables les brutes parmi nous, et ce n'est pas toujours encourageant ; mais ce n'est pas entièrement négatif, car ainsi par exemple à force de "Commission Européenne", même des téléspectateurs, ces dévoiements de citoyens, finiront par se révolter du fait que les gens de pouvoir, essentiellement êtres de compulsions, ne savent pas s'arrêter. Autrement dit : d'un côté les gens même non éduqués ne peuvent supporter le crime indéfiniment, de l'autre côté les sadiques du pouvoir s'y entêtent toujours plus.
Cette vision immense de l'héritage animal dans le comportement de notre espèce, il n'y a que quelques éthologues pour en avoir saisi des bribes — bien souvent une lâche prudence fait éviter aux autres de dépasser les intimismes individuels  et individualistes —. Au contraire, il ne manque pas de sociologues et autres paradeurs d'études dites humaines pour de leur mieux voiler l'essentiel : qu'on aille rire un peu, après avoir relu Lorenz dans le chapitre cité, devant les contorsions, cabrioles et verbiages d'un Bourdieu sur "l'habitus" dans la "doxa"... Souvent on préfère de faux mystères, alors qu'il pourrait être bien simple et bien fort de faire ressentir la grandeur et la portée du schéma vrai : insérer l'humain dans les ancrages inconscients réels pour toutes les espèces assez évoluées — ancrages non seulement profonds, mais constamment renouvelés : les prêtres n'ont jamais assez de la fréquentation de leurs messes, ni les nationaux de brandir leur drapeau.

Donc, l'humanité court à sa perte si, au lieu de science, elle fait référence aux religions, monothéistes ou dialectiques entre autres. Ce n'est pas par des incantations et jeux verbaux qu'on répond aux besoins de guérir les maladies physiologiques ou politiques : voilà la prise de conscience la plus nécessaire. Cependant les réflexes de primates poussent à l'acceptation aveugle des dominants, et l'autoritarisme est encore très vivace ("vous ne sauriez penser mieux que" Marx, Moïse, Jésus, Bouddha ou Mahomet) qui fait taire les larges majorités des foules dans les larges majorités des cas. Sauf...
... sauf si les misères et férocités d'un côté, les gens de savoir de l'autre, forcent enfin à quelque prise de conscience. Cela ne demande ensuite qu'à se développer, s'universaliser, se radicaliser. Les progressistes sont là pour y aider.

Annexe

Sans trop allonger ces lignes, on peut faire vivre tout cela et en faire mesurer les difficultés sur deux cas déjà extraordinaires de rationalité : Einstein et Langevin.
Le premier, le plus grand physicien de l'histoire, était plus que méfiant de la politique : son temps, avec les totalitarismes, et son être, avec ses qualités et exigences d'intelligence et de cohérence, lui en donnaient de fortes raisons. En outre, comme beaucoup de ses amis, il ne croyait guère à la possibilité de fonder scientifiquement la morale : la complexité des affaires humaines et l'intensité des sentiments et désirs lui semblaient hors de portée de toute logique. Bien qu'indéfiniment dévoué à toutes les causes qui lui semblaient justes, il soupirait de quitter les zones de cosmos où les dangers de chair et sang n'avaient pas de place. Il a dit et écrit ce qu'il fallait sur le mensonge dialectique : mais il ne disposait pas de l'éthologie ; il a renoncé à s'allier ; il a abandonné l'espoir politique.
Langevin, lui, ne pouvait supporter de rester à l'écart de l'engagement directement humain. Il a osé déclarer, dans des circonstances bien dangereuses (procès des députés communistes, mars 1940) : « L'organisation sociale actuelle fait que les nouveaux moyens de production, au lieu d'améliorer le bien-être de tous, ne font qu'exagérer les inégalités en augmentant sans limites la richesse et la puissance des uns, en créant pour les autres le chômage et la misère. L'absence de justice internationale fait que l'accroissement illimité de nos moyens de destruction se traduit par un déchaînement de violence, qui met en danger l'avenir de notre espèce et de sa civilisation. » Quelle justesse ! Or le même homme se croyait obligé d'adhérer au Parti Communiste, et pire que cela (même si ce n'est pas indépendant) : Langevin a cru de son devoir d'adhérer à la propagande qui affirmait l'utilité de la dialectique jusque dans la physique... C'était nier sa propre œuvre, et les témoignages d'Einstein. Quelles fausses raisons à cela ?
1) Langevin, contrairement à Einstein, a en partie perdu de vue le principe réaliste à la base de la science : on oublie aujourd'hui la violence du choc qu'a été la mise à bas du cadre spatio-temporel par la physique quantique ; presque tout le monde y a vu "la fin de la physique" (Einstein), et il n'a été que trop facile aux mystiques et techniciens (Bohr et von Neumann) d'en "déduire" la soumission abjecte aux pouvoirs, en idéologie comme en industries de production et d'armements. La préface de Langevin à la sotte déviance de London et Bauer sur la "théorie de la mesure" en mécanique quantique est une véritable capitulation, avec les parapsychologismes sur le rôle de "l'observateur". En outre, le fatras dialectique autorisait toutes les tricheries, et en particulier de fausses sorties faciles aux savants perdus d'angoisse, à qui on inculquait que c'était de la philosophie. Ça ne s'est pas arrêté en ce temps-là : des saligauds comme Garaudy et des vanités murées comme Althusser et sa clique, tous les intellectuels de l'abaissement dans les PC n'ont cessé de prétendre enseigner une "philosophie" à l'envers des sciences et l'histoire.
2) A la même époque (années 1920 puis 1930, pleine bagarre autour du "Front popu" et contre la pénétration des fascismes en Europe)
– la vie en France bouillonnait de luttes politiques
– Langevin était environné de gens engagés : les Joliot-Curie comme les Perrin — sa fille Hélène avait épousé le physicien Jacques Solomon qui, avec tant d'autres, cherchait des moyens d'action dans le Parti ; fondateur de la Résistance universitaire sous l'Occupation, Solomon est mort fusillé au mont Valérien —
– ils répétaient (pas Einstein, mais il avait dû fuir en Belgique, en France, et finalement aux Etats-Unis) que la dialectique était la référence du progrès.
Sous de telles pressions, comment ne pas se laisser emporter ? Il y a un moment où on ne sait plus rester seul, même si on croit aux plus fortes exigences de la conscience. Langevin était effaré des remises en cause, bonnes et mauvaises, dans sa science même. Il n'avait pas l'appui de l'éthologie. Il avait contre lui l'appel de tous les siens. Il s'est engagé : avec des gens merveilleux — et avec des politicards traîtres — ; avec sa fille et son gendre — et du côté de Thorez (enfui en URSS) —...
Que ceux qui pensent dominer tous ces problèmes lui jettent la pierre, et aussi à Einstein, s'ils veulent. Mais plutôt, qu'on se mêle enfin un peu de comprendre comment on peut se perdre, et ce que veut dire la science, à l'opposé de toutes les "technosciences", et de toutes les fausses Encyclopédies. Qu'on revienne à la première, la grande Encyclopédie, celle de Diderot et d'Alembert, dont le message est plus présent et plus fort aujourd'hui que jamais : la science est toutes les sciences ou elle n'est pas. Or cette science vraie resplendit aujourd'hui de puissances énormément accrues, enrichies, d'esprit et de raison.

Il n'y a donc qu'une réponse à faire aujourd'hui au refus d'engagement einsteinien comme aux erreurs de Langevin : l'éthologie politique est là, et il n'y a pas cent pages de Lorenz à lire pour être convaincu de sa justesse et de sa puissance. Le plus important est sans doute que, d'après l'éthologie, c'est un crime contre l'humanité de confronter de force les enfants, à un âge où ils n'ont ni choix ni repères, à des croyances et racontars qui n'ont pas reçu le sceau de vérité universelle : donc le sceau de toute l'humanité, parmi tous les faits connus, avec les inévitables approximations qu'exige le vrai savoir.
Les religieux, les plus traditionnels et les dialecticiens, comme les nationalistes, ne voudront pas de sitôt en entendre parler. Lorsque se fera l'inéluctable diffusion des connaissances nouvelles et irréversibles, ils lutteront pied à pied pour préserver leur rôle de clercs privilégiés, pour l'égarement, la tricherie et le crime. Puissent les progressistes ne pas cesser d'en éliminer le plus possible, par tous moyens efficaces à tous termes.

mardi 6 mai 2014

Actuel 64 Bêtes et triomphants — Religieux et nationalistes


On doit certes répéter (cf. Actuel 63) qu'il est, encore aujourd'hui, incomparablement plus facile d'entraîner des foules à la guerre et à tous les crimes que de les éveiller à la puissance et aux splendeurs de la raison, de l'expérience. Mais il faut aussi l'expliquer. Cet essai s'en tient à constater deux ordres de passion collective, sans encore chercher les refoulements antiscientifiques dans leur source essentielle.

Mahomet a déclaré : "si quelqu'un dit que ce n'est pas Allah qui fait que le soleil se lève à l'Orient et se couche à l'Occident, qu'il fasse se lever le soleil à l'Ouest !"
Qu'on se figure alors une foule déjà bien encadrée mentalement, et qu'on devine sa réaction devant cette énorme stupidité : ce sera une approbation enthousiaste. Plus terrible : "si quelqu'un dit" qu'à ce compte on peut remplacer Allah par Jupiter, Apollon, Bouddha ou le dieu des chrétiens ou des juifs et quelques autres suivant les régions et les temps du monde, et que cela suffit à faire percevoir le honteux dérapage intellectuel de cette idiotie, au moins deux cas sont possibles
– si pareille audace se produit en pays musulman, surtout en présence de Mahomet, un coup de sabre fera vivement rouler à terre la tête qui a tenté de se dresser
– si au contraire cela arrive en assemblée libre, le rire et la force ne seront pas du même côté.
Bien. Mais où y a-t-il des assemblées libres ?

Après la première explosion nucléaire chinoise, la propagande de Pékin déclarait que cet énorme pet technique "prouv[ait] pleinement que, lorsque la pensée Mao Tsé-toung est saisie par les masses, elle est porteuse d'une puissance incomparable".
Lorsqu'on prétend "prouver" quelque chose par des procédés de cette sorte, au moins deux cas sont possibles
– si cela se passe en Chine ou en Albanie des années 1970, on a des chances d'être reçu en bureaucratie du Parti
– si cela se produit en assemblée libre, la réception ne sera pas la même.
Bien. Mais où y a-t-il des assemblées libres ?

Par ailleurs, si par exemple on justifie l'embargo contre Cuba ou l'invasion de Grenade ou de l'Irak ou de l'Afghanistan etc. etc. par des "arguments" au fond très semblables à ce qu'on vient de lire, cela pourra se passer aux Etats-Unis d'Amérique. Ou en Europe.
Toute allusion à la Syrie, à l'Ukraine ou au Vénézuela serait-elle ici déplacée ?
Un peu. En particulier, les foules d'Europe aujourd'hui sont pour une part plus exigeantes, et les raffinements médiatiques semblent d'abord faire une certaine différence, soit : il ne faut pas noircir. Mais s'il y a progrès, ce n'est pas très ancien : parmi les peuples les plus civilisés, des chefs comme Mussolini, Hitler, Franco et Pétain ont en leur temps rencontré quelque succès. Il n'est pas certain que Berlusconi ou Sarkozy vaillent beaucoup plus cher (liste non limitative). Mais enfin ne peut-on admettre que le plus puant soit passé en certaines parties du monde, et considérer au moins des apparences plus favorables ?
Non. Il faut voir plus profond.

En France, où il y eut des Lumières et d'autres essais pour libérer le peuple des chaînes, des prisons et des guerres religieuses, les régimes féodaux peu à peu constitués en monarchie "de droit divin" ont fait régner les servages et asservissements à l'ombre des églises chrétiennes pendant une bonne (!) dizaine de siècles, soit une trentaine de générations. Cela signifie que dix séquences de suite, comme par exemple père, fils et petit-fils ou mère, fille et petite-fille, se sont fait imposer certains rites, sons, odeurs et lumières à coups de carottes et de bâtons, de crimes inquisitoriaux et de fêtes encadrées. D'où un sentiment ridicule mais très fort d'éternité : car la mémoire inconsciente naturelle ne cherche guère au delà de quelques décennies, surtout en l'absence d'enseignement historique — et certes ce n'est pas un hasard si le retour violent du cléricalisme s'est accompagné, sous Rycokos Salnazi, de la suppression de l'histoire dans les programmes de Terminales : donc pour les élèves à l'âge de l'éveil politique et philosophique —.
Là-dessus, dans la mesure où la vie se fait plus facile, par révolution, colonisation, exploitation d'autres peuples ou par techniques, les Français les plus installés aujourd'hui retiennent volontiers les carottes et les fêtes encadrées, et oublient de leur mieux les crimes et les bâtons des religieux d'un côté, les révolutions de l'autre. Cet exemple très clair peut assez faire voir comment une religion prétendue éternelle, fomentée par les hasards de l'histoire du côté du Croissant Fertile, codifiée et enrobée de légendes, poèmes, calendriers, faussetés franches et purs mensonges, a pu servir de référence à l'abrutissement et à la soumission (en arabe : islam) en France actuelle, donc loin en temps et espace : à l'aide de systèmes de tortures en durées séculaires. Simplement, les souvenirs terrifiés des horreurs clouées en chairs et nerfs sont refoulés, repoussés, enfouis en rares études sans écho populaire — et menacés du fameux "délit de blasphème" !

L'humanité a quelque quatre cents siècles. Les misérables vingt (et encore) de chrétienté ou les treize d'Islam, par exemple, sont une ponctuation minable dans la construction historique et ses aboutissements humains universels : en particulier, l'opposition pathologique de la chrétienté au mieux-être a permis d'éliminer des siècles durant, comme sorciers et sorcières, les êtres assez généreux pour risquer leur vie en soignant leurs semblables — ce qu'ils ne savaient faire qu'à partir des connaissances accumulées dans le camp combattu par les Croisés. On a ainsi ajouté aux monstruosités inquisitoriales la propagation des malheurs de pathologies microbiennes et physiologiques. De même, il ne faut pas l'oublier, bien des sectes chrétiennes s'opposent encore aujourd'hui aux vaccinations comme contraires aux "desseins de dieu", ces nuées noires et remugles : suite indéniable, preuve nouvelle, des crimes accumulés les siècles passés parmi les pestes.
Or qui se charge en France d'enseigner et rappeler de telles réalités, et qui d'imposer le refoulement, cet "assassinat de la mémoire" ? Qui est conscient de cette histoire ?
On tient là le principe de toute horreur religieuse : au commencement est l'extrême violence, d'autant maladivement déchaînée qu'elle prétend servir la plus noble cause. Elle se perpétue ensuite plus obscurément, plus venimeusement, et plus efficacement à terme, par tous mensonges et par le viol des âmes d'enfants : le catéchisme. Il faut relire à ce propos les fureurs hystériques de Pie XI lorsqu'on l'encourageait à négocier avec Mussolini, que le Vatican accabla pourtant de bénédictions, comme Hitler et Franco : sur la question des écoles pour les petits, posant comme indiscutable une citation plus ou moins incertaine de ses textes de référence — "laissez venir à moi les petits enfants" — ce pape, comme tous les autres, s'autorisait à décider de ce qu'il faut enseigner d'abord ; et bien entendu ce serait un crime spécial, un "blasphème", de ramener pareil "argument" à sa juste valeur : nulle, car au nom de l'humanité dans son ensemble, que vaut un racontar établi par la terreur et le massacre (et d'interprétation douteuse) ?
Pareillement dans les pays d'Islam, évidemment il n'est pas question de laisser les enfants libres d'apprendre d'abord ce qui est universellement admis. Mais c'est aussi un crime de remettre en cause l'esclavage : il est avalisé par le Coran (et les Africains musulmans trouvent cela très juste, oubliant les razzias qui ont dévasté leur continent : voyez "Le génocide voilé",  de Tidiaye N'Diaye). Les chrétiens de 2014 en tirent aujourd'hui motif de supériorité, et osent parler de "violence de l'islam" (mots du dernier pape) : c'est drôle, quand on se souvient de la conférence de Valladolid et du commerce triangulaire. Mais qui s'en souvient ?
On peut bien poursuivre un peu cette oscillation entre les deux principales lignées de massacres monothéistes. Le pire est sans doute la systématisation de l'esclavage africain, dont on commence seulement à montrer le pan de responsabilité musulmane. Mais de façon au fond peut-être plus complète, en tout cas plus proche de nous : le grand Yacine Kateb faisait remarquer que, si la colonisation française en Algérie avait été particulièrement présente treize décennies durant, ce sont treize siècles, donc dix fois plus, qu'a duré la colonisation par l'Islam. Eh bien avisez-vous, si vous l'osez, de poser alors quelques questions sur les composantes de "l'identité algérienne", après la délimitation insensée des frontières de nos voisins Outre-Méditerranée...
Vous serez mûrs ensuite pour parler d'autres "identités". Par exemple vous pourrez vous renseigner sur la pénétration du français dans les campagnes (où vivait la très large majorité de la population) au cours des cinq derniers siècles — cf. édit de Villers-Cotterets puis applications, longtemps avant et passablement après 1789 s'il vous faut des dates-repères —. C'est la même leçon : la "nation" est, d'accord, un indéniable progrès dans l'effort contre l'obscurantisme pur et simple, mais elle ne s'en est pas moins construite dans la barbarie, comme la "foi".
Dans ce mouvement des faits de tous temps, pour un peu sonder ce qu'a représenté au cours des siècles et des millénaires "l'assassinat de la mémoire", il faut aussi placer l'acharnement avec lequel chaque nouvelle religion s'est efforcée de détruire les traces des civilisations antérieures, et parfois bien supérieures. La bibliothèque de Cordoue en est un des exemples des plus illustres : elle fut successivement brûlée par les musulmans lors de leur invasion, puis par les chrétiens lors de la Reconquista. Dans les deux cas, bien entendu, au nom des textes sacrés respectifs : car (dirent Tarik le conquérant puis le jésuite Jiménez) "si les livres sont conformes à nos textes sacrés, ils sont inutiles ; s'ils n'y sont pas conformes, ils sont impies ; il faut donc y mettre le feu"... Hélas ce n'est qu'un tout petit cas de ces crimes : qui nous rendra d'abord au moins l'aveu de l'incendie, ensuite jamais les trésors, de la bibliothèque d'Alexandrie ? Ceux-là furent détruits, pour amoindrir la salutaire influence hellénistique, par des moines chrétiens — qui en accusèrent ensuite les troupes de César, à quatre siècles de distance —. Qui mesurera le degré de falsification et de destruction des documents anciens par quoi on interdit encore aujourd'hui la recherche sérieuse sur les soi-disant paroles de dieu, par quoi on autorise encore aujourd'hui les affirmations-égarements de la "vérité catholique", remarquable contradiction dans les termes ? Le livre de Christopher Hitchens est une actualisation remarquable des rappels nécessaires à l'échelle de la Terre (God is not great — traduction dans de nombreuses langues) : mais l'auteur est finalement de ces conservateurs voltairiens, irrités pour eux-mêmes des inhibitions dues aux religions, cependant fort peu tentés par l'accès direct des êtres ordinaires — du peuple — à la claire conscience des enchevêtrements de privilèges et de mensonges...

Sans encore aborder le plus important, restant à la surface la plus visible, il faut maintenant rappeler comment fonctionne entre citoyens la discussion sur ces matières. L'histoire pourrait les éclairer : mais on n'enseigne pas l'histoire. Les manipulations des programmes ministériels sont là (comme en philosophie plus particulièrement ; mais en science aussi) pour ne délivrer des titres de compétence qu'à ceux qui s'abaissent à se conformer : tous les manuels de toutes les nations "prouvent" la justesse de leurs causes. Comment alors se passe le débat ? A base de sentiments qui s'opposent : d'un côté des gens aspirent à la liberté mais n'en voient pas les moyens, de l'autre des brutes et abrutis acceptent la domination au jour le jour, en purs primates, avec sa stabilité par toutes violences.
D'où l'avantage considérable des imbéciles. L'échange suppose, chez l'être vraiment humain, l'écoute de l'autre, la prise en compte de son ressentir et de ses mots, l'appel à la logique et à la réalité, ce qui est énorme et fort pesant. Le crétin, lui, simplement s'entête : il répète, il cite des litanies qu'on ne peut toujours faire éclater dans leur vanité parce que l'irrespect n'est pas toujours possible : il a pour lui tout ensemble les violences, avec leurs menaces, et sa fixité. Même s'il laisse parler son interlocuteur, il offre à un auditoire les facilités de repères, inamovibles et pour cause. Son triomphe lui est donc assuré dans des cas innombrables. Les enquêteurs connaissent bien le problème : un coupable (et même un non-coupable) intelligent et cultivé veut expliquer trop précisément, il "se coupe" d'autant mieux ; une brute se contente de nier, ne se fatigue pas à raisonner, et gagne souvent même devant des preuves matérielles accablantes. En public c'est pire : tout ce qui fait penser est "subtil" — accusation de perfidie qu'il n'est pas simple de retourner. A l'opposé, toujours la bêtise se pose comme image de la force : les foules, facilement revenues à la primitivité (la primativité) sont loin d'y être insensibles.
Dans ces armes de la folie, du refus de raisonner et de faire ou laisser raisonner, intervient de même certaine fausse tolérance, également assurée des plus grands succès. Cela s'appelle par exemple "le respect de toutes les convictions". En géométrie euclidienne, nul ne se satisferait d'entendre affirmer que la somme des angles d'un triangle (au sens simple, donc rectilignement délimité) fait n'importe quoi : car cela fait "un angle plat" et rien d'autre. Ainsi, sur une matière dont les incidences ne sont pas les plus importantes, on admet fort bien qu'il y ait un repère très généralement admis : et sur des affaires de vie et mort, individuelles et sociales, on prétend ne laisser la parole qu'à des sornettes variées, pour défendre les privilèges en place ! Qui ose redire que la science et l'histoire n'ont pas, et ne peuvent avoir, ce "respect de toutes les convictions" : elles ont des vérités à établir et des erreurs à écarter ?
Il y a un autre "respect" dont on finit par se méfier presque autant : c'est celui, tout humain, qui veut éviter de heurter des sensibilités. C'est pour une part juste : même tactiquement, si on dit trop vrai trop fort, on peut très bien bloquer, empêcher la compréhension souhaitable et souhaitée. Mais dans un texte de fond comme celui-ci, il faut laisser par exemple les catholiques s'arranger avec les crimes de leur Eglise ; il faut dire haut et net ce que ces crimes n'ont jamais cessé ni ne cessent d'être. Il n'y a d'ailleurs souvent pas trop à se gêner avec de tels inhibés : non seulement ils vous catégorisent en marxiste ou anarchiste parce qu'on reconnaît la nécessité de l'éducation et de l'instruction publiques face au crime de l'école qu'ils osent dire "libre", mais ils le font en vous marquant quelle répugnance, quel dégoût — qu'ils ne se gênent pas, eux, pour étaler ! et c'est encore pire si on fait clairement état de sens social, en affaires de travail, soins, presse... Ces gens, qui profitent largement de toutes les conquêtes "laïques" (dont, soit dit en passant, les relations sexuelles hors mariage et le divorce) laissent, eux, très volontiers parler leurs rangements catégoriques, leurs moues et leurs distances dédaigneuses, dès qu'on parle d'une autre tradition que leur chapelle...
De même encore, les religieux ont pour eux de savoir triompher des malheurs des autres : c'est le principe de toutes les "preuves" de "punition" et de "puissance" divines. On connaît certaines excitations vulgaires devant des catastrophes de toutes natures : mais cela devient sadique et nauséabond, c'est un abus immonde des fonctionnements psychiques inconscients, que de faire se confondre maladie et punition, d'enfoncer la plaie du sentiment de culpabilité, de la dépression qui abat les affaiblis. Toutefois "ça marche", et les religieux ne se font pas faute de s'en servir : telles sont les "consolations" de la foi — une bonne part des conversions de l'Indonésie à l'islam repose sur l'épouvantable éruption du Krakatoa —. De même, on ne compte plus les malédictions de juifs et de chrétiens contre les pauvres "pécheurs", part très importante de l'ambiance des monothéismes correspondants : malédictions sur les enfants qui n'obéissent pas, malédictions sur des générations à n'en plus finir (comme le crime du "peuple déicide"), et quoi sans fin !

Certes, nul être sain ne peut admettre de se laisser emporter à de telles perversions, et les facilités à comprendre l'identité humaine à l'échelle de la planète devraient largement l'emporter si quelque raison parlait assez fort. Mais les dirigeants savent faire : la fraternisation est efficacement interdite, des tranchées de 14-18 à l'assassinat de JFK (« coupable » d'avoir sollicité de ses compatriotes qu'ils voient les autres humains de la Terre,  « même » les Russes, comme surtout des humains...)
Que dire aujourd'hui, d'Abou Ghraib à Guantánamo, des trafics d'héroïne afghane aux injections de Captagon, et des guerres de religions (dites "de civilisations" !!!) aux propagandes d'Etats, médiatiques et scolaires ?
Tout ce qui précède montre l'ancrage des crimes contre l'humanité, d'après les pesanteurs de l'histoire. C'est mieux que de ne rien voir, mais ce n'est pas assez expliquer. Car d'abord l'histoire n'est que poursuite sauvage de l'évolution, ensuite l'humain n'est pas sorti de son animalité : c'est quelque chose de le dégager, ce n'est pas le démonter. Il faut pourtant bien qu'on y parvienne. Il n'y a, il est vrai, qu'un demi-siècle qu'on en a les moyens — et que les progressistes n'en font rien, comme il a déjà été dit.
Il faut répéter ce que répète l'éthologie. On répètera.

cf. Actuel 65

dimanche 4 mai 2014

Actuel 63 Renaissances et Lumières


Il y a eu, comme il y aura, des temps de Renaissances et de Lumières. Le drame est que tant de gens lisent Voltaire et Diderot pour n'en tirer que distraction, tandis que presque tous les autres ne lisent rien, et surtout pas d'Alembert ou Condorcet. Peut-on dire un peu le côté où doit aller l'effort, si l'esprit doit servir à quelque chose ? Peut-on tâcher de situer le plus fort du grand courant humaniste et progressiste ?

1. Même si on accepte d'abréger beaucoup dans l'espace et le temps, il faut éviter de laisser parler effrontément le formatage centré sur "l'Occident" — par exemple, le titre seul de la fameuse Histoire de la philosophie occidentale de Russell est un bon exemple de cette arrogance : car ce dont il parle, de la Grèce antique aux temps plus actuels, n'existerait pas sans les échanges anciens avec l'Egypte et le Croissant fertile, encore moins sans les "Arabes" (les savants du monde mahométanisé) ; or même lui, doué d'assez d'audace pour reconnaître en Aristote un fléau de l'humanité, se garde d'étudier ces relations...
Ceci posé, on peut pour aborder l'affaire s'en tenir à ce qui est venu du moment égypto-grec et s'est propagé, malgré la chrétienté, à travers
– les savants comme Al Khawarizmi, Ibn Qurra, Al Haytham etc.
– le flambeau andalou
– les humanistes de la Renaissance
– la révolution galiléenne (le reflux religieux actuel, et son inqualifiable trahison de l'histoire, intitulent à présent "révolution copernicienne" une lâche régression et sa récupération d'Eglise)
– les Lumières et la grande Révolution française
– les élans révolutionnaires notamment russes, anarchistes puis marxistes, jusqu'à "la Sociale" et aux révoltes anticoloniales dont la Chine.
De tels basculements — de l'espoir continuel de mieux vivre à l'action progressiste massive — sont aussi soudains d'apparence qu'étendus et impossibles à dater de préparation : c'est dire qu'en dégager des traits communs suppose quelques simplifications. Voici un essai, un repérage par quelques moments.

Les grands philosophes grecs — spécialement Archimède et Eratosthène bien entendu — étaient déjà extraordinairement sensibles au contact intime de l'expérience dans la tentative rationnelle : c'est clair en sciences naturellement mathématisables comme physique et mécanique dans le discours de la méthode d'Archimède, c'est pareil en géographie générale et en linguistique chez Eratosthène. Mais dans les élaborations scientifiques des "Arabes", si présent qu'y soit Archimède, les développements se sont faits dans la terreur religieuse : il était déjà fort audacieux de faire appel à la raison, et il était interdit de reconnaître que la confrontation à la réalité est la source perpétuelle et toujours renouvelée de rigueur véritable, au contraire de l'enfermement pathologique en textes "sacrés". Si Averroès-Ibn Rushd l'Andalou a bel et bien pu fonder la laïcité parmi des érudits très divers, et ainsi mettre le dogme à l'écart de tout acte de progrès et pensée libre, il n'a risqué que de rares indications aux observations-"leçons des choses" : il se savait pourtant héritier de leurs résultats, de la médecine aux sciences physiques, mais ses allusions astronomiques par exemple sont prudentes. Demeurent, de ces temps anciens, l'accord pour le débat et l'échange aussi larges que possible, et l'enthousiasme pour inclure dans l'éducation tout ce qui aide réellement à "alléger la peine", à commencer par l'universalité humaine de toute vérité.

Ensuite, dans la période autour de 1500 avec Erasme et Thomas More entre autres, les choses seraient plus faciles à lire si la chape de plomb Inquisitoriale n'avait fait régner la terreur religieuse aussi férocement que dans les pays mahométans. Certes, il était devenu impossible de s'opposer à la diffusion des traductions d'Archimède, de retour du monde islamisé ; et bientôt un Guillaume de Baillou se ferait un devoir de mentionner des "observations cliniques" largement héritées des manuels arabes et juifs des écoles cordouane et salernitaine. Mais enfin tout cela était, de par la contrainte criminelle de la papauté, bien lent et enrobé de respect vague "des Anciens" : on laissait croire que beaucoup était grec, platonicien et aristotélicien, même si l'insolence rafraîchissante de Rabelais réclamait hardiment un universalisme de langues où l'Orient prenait sa juste place. Les choses restaient donc floues, mais ce n'est pas forcer l'histoire que d'y lire encore l'élargissement du sentiment de civilisation à bien autre chose que des ancêtres gaulois et des textes de "la Parole" et de "l'Ecriture", avec de nouveau des échanges sur de très grandes étendues, depuis les Flandres et même les îles britanniques à la Méditerranée totale.
Vers 1600 explose la méthode expérimentale, et vers 1750 la philosophie pareillement qualifiée par Diderot. Certes des régressions universitaires ont eu lieu ensuite : dans leurs expressions et par leurs mysticismes Descartes, Pascal et Spinoza, puis Kant et Hegel, redéviaient très fort en direction des obscurités métaphysiques ordinaires. Mais l'élan était donné, et rien n'arrêterait plus le principe de réalité explicité par Galilée comme nul autre, avec l'écho — quel ! — de l'Encyclopédie. Même Marx, appuyé sur cette déroute de l'intelligence qu'a représentée Hegel, n'a pas pu empêcher que la science poursuive son chemin à travers les dialectico-bureaucraties, clergés de sa nouvelle religion : il a tout juste réussi à faire que ses héritiers les plus évidents, empêtrés dans sa caricature de science et histoire, accumulent assez de retard pour être finalement vaincus et par là désespérer de nombreux progressistes.

Ainsi, à travers les ironies coutumières de la suprême indifférence des choses, l'affaire est devenue considérable. Une vue commune était de longue date, on vient de le rappeler, une occasion d'échanges et d'éclairements sans fin : or voici que, même laissée floue ou méchamment déviée, cette base devient une possibilité de rassembler des gens, rassembler des forces politiques. Les révolutions s'accumulent, les régimes passent, l'esprit — le seul : l'humain — prend les dimensions de la Terre et de toutes les disciplines de pensée véritable. Aujourd'hui, tout autour de la planète et de la science, on écrit les équations avec les mêmes signes à Pékin et à Caracas, et (au moins assez largement) au Caire et à Paris ; ce n'est certes pas à Tokyo que les opposants à la théorie de l'évolution sont les plus bruyants et les plus stupides ; les éléments d'économie scientifique, si souvent inutilisés dans Marx à travers ses flots et fleuves de descriptions du capital sauvage, sont reconnus partout — fût-ce pour les étouffer — ; les principes des médicaments et la reconnaissance des refoulements vivent de même dans toutes les médecines physiologiques ou mentales pratiques. Bref : jamais la vue commune n'a été aussi large, aussi facile d'accès, aussi offerte aux échanges dans ses indéniables principes scientifiques et on sait, mieux que tous les gens du passé, y saisir la base des unions progressistes. N'est-ce pas déjà beaucoup ?
Il y a mieux. Enorme et pour le moment délaissé, le pont entre science et morale ou politique, affaires les plus intimement humaines, est tout de même désormais jeté : on sait, comme on n'a jamais su, que l'humain est avant tout un animal, et le plus "agressif" de tous. Cependant beaucoup, beaucoup d'esprits, même parfois généreux et intéressants, s'en tiennent ridiculement à la fameuse "spécificité humaine" : on entend encore d'invraisemblables sottises comme
– "la science s'occupe de dominer les choses alors que la religion aide à se conduire parmi les gens" — voyez les résultats historiques : guerres, génocides, esclavages, sectes et scissions à perpétuité au lieu d'alliances et progrès
– "la différence entre l'homme et l'animal est que l'animal s'adapte à son environnement, alors que l'homme s'adapte l'environnement" — comme si les guerres et les esclavages, fond de l'histoire politique, avaient jamais été diminués par l'extension des techniques pour construire ou détruire !
En tout :
– d'un côté, jamais l'humanité n'a pu ressentir aussi nettement les fondements et les moyens de son unité véritable, son identité d'espèce ; jamais l'union n'a été aussi réalisable à partir de données vérifiables et contrôlables par tous, base indispensable de démocratie
– et de l'autre côté, à l'opposé du proprement humain, du rationnel, jamais les religieux (dont les dialecticiens) et autres gens de pouvoir, tous ennemis du savoir, ne se sont aussi fanatiquement acharnés à diviser les humains par sectes et frontières — comme à guerroyer et scissionner entre eux-mêmes !
Est-il alors si difficile de lire la solution, et de la mettre en œuvre ?

2. C'est plus que difficile. Pourquoi? Certes l'explication n'est pas nouvelle. Mais en voici deux formulations tout à fait remarquables.

Il avait l'âme simple et croyait à la puissance de la vérité
alors que seul le mensonge est fort
et s'impose à l'esprit de l'homme
par ses charmes, sa diversité
et son art de distraire, de flatter et de consoler.

Though he had both esteem and admiration for the sensibility of the human race,
he had little respect for their intelligence :
man has always found it easier to sacrifice his life
than to learn the multiplication table.

Le premier auteur (Anatole France, "La vie en fleur") a toujours été d'intention (et souvent d'action) progressiste. L'autre (W. Somerset Maugham, "Short Stories, Mr. Harrington's Washing") a été un espion au service de l'IS (Intelligence Service, en particulier lors de la révolution bolchévique) et férocement réactionnaire. Leur accord, lisible ci-dessus, sur la primauté des affects contre l'effort de rationalité, est aussi profond que juste. En outre aujourd'hui, toute la démonstration de l'éthologie humaine avère encore comme constante de l'histoire cette évidence, la plus présente et la plus refoulée. Tous les "meneurs d'hommes", tous les démagogues, tous les conquérants, prêcheurs de Croisades ou de djihad, tous les saints et prophètes, clercs et bureaucrates, tous les papes ou ayatollahs et tous les généraux ou maréchaux (Pétain particulièrement, au dire de de Gaulle même) ont su séduire et entraîner vers la mort, la torture, le martyre, le crime et l'abjection, en choisissant toujours plutôt de satisfaire à des passions que de laisser penser. En 2014 encore, le réflexe de pure foi-agrégation-aux-vrais-fidèles agit partout en priorité : y compris bien sûr chez les marxistes, de façon si grosse souvent que c'en est stupéfiant.
Voilà ce qui empêche de lire, dans l'histoire des cinq dernières générations, la faute et le crime de préférer la tentative d'organisation partisane prématurée à la patiente explication, éducation, instruction humaniste générale. Voilà toute l'histoire des échecs progressistes, complète et actualisée.

Il n'est pas négligeable de comprendre cela, si on veut agir propre. Mais l'action propre n'est pas l'affaire des gens de pouvoir, qu'ils jouissent de parader ou de faire souffrir. Leur préoccupation, c'est le succès le plus immédiat possible compte tenu de leurs moyens et, comme le dit Konrad Lorenz, les auteurs et les gens à succès sont à la rigueur un peu en avance sur leur temps, mais jamais beaucoup : car tout ce qui exige un effort mental tarde à se manifester et à pénétrer dans les foules ; si quelqu'un se fait vite entendre, ce ne peut être qu'en résonance avec des parts de sottise déjà largement répandues — sans le bouillon de culture létale hégélien, Marx comme Proudhon n'avaient pas une chance de trouver écho à leurs verbiages après les Lumières.
Ainsi la base scientifique (la leçon de méthode réaliste, expérimentale, bien davantage encore que ses résultats et ce n'est pas peu dire) a été délaissée au profit du Verbe de pouvoir, religieux en particulier dialectique, tandis que les orientations techniques étaient récupérées massivement dans le cadre des privilèges et pouvoirs. C'est notamment une véritable scission mentale, une schizophrénie, qui permet d'enterrer Darwin comme Newton à Westminster d'un côté, et de l'autre côté de perpétuer un régime politique ultra-réactionnaire aussi bien dans la tête des gens que dans les hiérarchies de pouvoir brut, en usant et abusant des plus systématiques récupérations technologiques qu'ait vues cette malheureuse planète : cette maladie n'a jamais atteint un sommet aussi efficace ailleurs que dans "l'hypocrisie anglo-saxonne" (Orwell). La rage à imposer dieu aux Etats-Unis n'a d'égale que celle à imposer la royauté et son Eglise au Royaume-Uni : et ce sont les lieux des technicismes les plus fous. On ne peut comprendre suffisamment l'En-pire en 2014 sans cette clef initiale.
Seulement, il devient alors inévitable de comprendre aussi ce que représente le verrou marxiste : c'est la pénétration au cœur des essais progressistes du refus, du refoulement de la rationalité dans ses expressions les plus admirables et scientifiques. Sans la catastrophe du "Matérialisme et empiriocriticisme" de Lénine et la pesanteur de la bureaucratie dialectique surtout en URSS, jamais la pauvre tentative socialiste n'aurait aussi vite et aussi complètement capoté. Jamais des savants n'auraient accepté de s'asservir à l'ignorance, s'ils n'avaient éprouvé l'appel grégaire à se trouver aux côtés de ceux qui prétendaient représenter les pauvres. Grégarité, erreur, horreur. Il faut au contraire maintenir : vérité d'abord, universalité parmi les hommes et les faits, référence à l'expérience, vérifiable, contrôlable et rendue accessible par et pour tous, idée commune de science et démocratie.
Cela a suffi à faire hausser les épaules à Einstein contre les racoleurs en dialectique : mais Einstein, même s'il fut incomparablement plus philosophe et politique qu'on ne le laisse dire, voyait trop vite le lien entre foule et dévoiement grégaire. Au contraire le grand Langevin, entre tant et tant d'autres, a cru devoir se faire membre du Parti Communiste : qu'un esprit de cette taille ait pu s'imposer la nécessité de s'asservir à un Thorez est au fond des questions qu'il faut aujourd'hui traiter et résoudre. Ça n'attirera pas beaucoup de monde tout de suite. Mais c'est une part de l'indispensable, si on croit à des choses comme humanité et progrès.
On y reviendra.

cf. Actuels 64 et 65