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Ce blog comporte quatre parties :

– les articles simplement actuels

– des textes de fond, insistant sur le point de vue expressément politique adopté partout ici

– des rédactions plus anciennes par exemple à propos de simples citoyens d’un côté, de potentats de l’autre, aux Etats-Unis

– des échanges avec correspondants qui seraient trop restreints à l'intérieur des cases prévues.


dimanche 21 juin 2015

Act88 Ethopathologie de la psychanalyse


Ce travail-ci est une simple remarque à propos surtout de la psychanalyse actuelle, mais aussi à propos du livre bouleversant du Dr. Marie Pezé, "Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés" (éditions Pearson éducation France, 2008).
Le récent "Fond 9" de ce blog, sur Lorenz, a lui aussi demandé qu'on passe par-dessus de fervents sentiments d'admiration pour s'en prendre, au nom d'un essentiel humain, à des erreurs de fondation et d'orientation. La démarche critique est encore plus difficile ici, sur un autre fond psychanalytique. Car certains paris de Lorenz, politiquement intolérables, sont faciles à condamner : au contraire, on est amené à bien plus de précautions concernant Madame Pezé, car son regard sur ses patients est resplendissant de chaleur humaine et son dévouement mérite plus qu'éloges et reconnaissance — ce dont sa hiérarchie par exemple n'a guère été généreuse —.
Seulement il y a plus important que des sentiments d'admiration : c'est que l'absence d'une certaine part vitale de science fait en ce moment un mal terrible à tous ceux qui luttent humainement et que, quitte à encourir pendant quelque temps une incompréhension même grave et même de ceux dont on se sent le plus proche, le service à long terme de vérité, liberté, humanité doit rester strictement prioritaire.

1. Darwin, Freud, Lorenz
Ecrire comme on le fait ici, c'est reconnaître qu'on a renoncé à faire comprendre leur niveau d'absurdité à bien des sociologues et autres spécialistes de choses dites sciences humaines quand, tout en se réclamant de l'expérience, ils prétendent se fonder sur des blablablas de pseudo-philosophes et s'arrêtent à un empirisme en s'aveuglant sur ce qui va nous occuper : l'histoire replacée dans l'évolution et donc l'animalité de fond encore trop présente dans le comportement et le ressentir humains. Grâce à Freud, l'aveuglement est moins dramatique en psychanalyse. Mais tout de même, de façon inévitable et comme on va le rappeler, l'aventure freudienne est partie d'un tremplin dévié, et il faut d'abord une vue historique pour situer l'ampleur et la gravité du débat.
Un des immenses mérites de Lorenz est d'avoir placé son œuvre, et le travail éthologique en général, dans la lignée de Darwin et de Freud, c'est-à-dire dans la compréhension de l'évolution biologique globale :
les développements d'organes et de comportements sont strictement inséparables, et seule l'éthologie a su l'éclairer suffisamment.
Darwin avait déjà aperçu cela, et ainsi rendu aberrante une trop grande séparation de l'homme et de l'animal. Freud à son tour était certes imprégné de Darwin (qu'on pense au minimum à Totem et tabou), mais sa découverte de l'inconscient et du "refoulement" s'est faite comme il était inévitable qu'elle se fasse : là où le "refoulement" n'était pas trop actif. Or
des quatre grands moteurs du comportement,
les deux plus anciens en termes évolutifs, la faim et la préservation,
sont relativement peu sociaux et donc moins sujets aux inhibitions sociales,
alors que les plus récents, la sexualité et surtout "l'agressivité" (l'expansivité)
ne se développent qu'à coups de réorientations et refoulements,
dans des aléas historiques que rien de rationnel n'a encore maîtrisé.
Freud ne pouvait donc pas découvrir les fonctionnements de l'inconscient sur l'essentiel social, parce que l'essentiel social se passe au niveau de ce qui est  le plus actif, constant et omniprésent, donc le plus réorienté ("refoulé") dans toute telle relation : la tendance à l'expansion parmi les semblables (vite déclencheur d'agressivité), et non pas la sexualité. Pour caricaturer : Freud a inévitablement découvert et étudié le "refoulement" là où c'était accessible en son temps, c'est-à-dire en matière sexuelle, mais par conséquent là où, si violent que ce refoulement puisse être, il est faible ou négligeable à côté de ce qui se passe tout le temps et partout : les poussées expansives.
De là les fautes sur "l'instinct de mort" et autres déviations, au lieu de la prise en compte de "l'agressivité", incomparablement plus neutre, féconde et éducable ; de là le pessimisme et les échecs de Freud et du freudisme.
Dont des pans considérables de la psychanalyse actuelle.
Ce n'est pas une mince affaire, mais il est souhaitable qu'avant de hausser les épaules et de refuser de lire ce qui suit, comme presque à chaque fois que se fait jour une évidence non encore tamponnée grégairement, quelques personnes s'informent sur les travaux de Lorenz dont revoici une vue particulièrement géniale, due à Lorenz lui-même, et que tous ceux qui ont lu assez d'éthologie ne peuvent qu'approuver :
[L'évolution est un fait] : auréolé d'une puissance convaincante absolue, d'une beauté enchanteresse, d'une grandeur qui bouleverse d'admiration. Quiconque le saisit ne risque pas d'être écœuré par la reconnaissance, due à Darwin, que nous partageons avec les animaux une commune origine, ni par la découverte, due à Freud, que nous sommes encore menés par les instincts de nos ancêtres préhumains. Au contraire, ce savoir inspire de nouveaux sentiments de respect pour les fonctions de raison et de responsabilité morale survenues au monde avec l'humain et qui, pourvu que cet humain ne s'acharne pas à la dénégation aveugle et arrogante de son héritage animal, lui donnent le pouvoir de le contrôler.
(K. Lorenz, Sur l'agressivité, ch. XII, d'après la traduction anglaise de M. Latzke, éd. Methuen, Londres 1970 — p. 193)

2. On ne peut éviter le politique en psychanalyse
Le livre du Dr. Pezé (référence en introduction ci-dessus ; les numéros de pages indiqués ci-après renvoient à cette édition) parle de souffrance au travail, et précise les effets notamment psychiques des conditions actuelles de ce travail. Il ne s'agit pas de refaire ici le tableau des crimes contre l'humanité qui aboutissent à surmener et pervertir les travailleurs alors que jamais il n'a été aussi facile de produire : mais on peut au moins redire d'une phrase que
le problème actuel des psychotiques portés au pouvoir par la barbarie historique
est d'écarter de la contribution sociale positive le plus de gens possible
pour diviser les êtres et les peuples et ainsi perpétuer une domination insensée.
Il est donc inadmissible de se contenter de parler de "système" chaque fois qu'on rencontre le couple mortel pervers/victime, et d'ainsi manquer l'explication à la fois globale et locale qui restitue le rôle de l'agressivité-surdéveloppée-en-perversion
– dans l'effet politique planétaire (automatisation-chômage-dévoiements-commerciaux, nationalement ; bellicisme morbide, internationalement)
– aussi bien que dans le psychisme individuel du bourreau et de la victime.

Est-ce la sexualité qui fait que le bureau de Madame Pezé a été changé de lieu vingt-sept fois (p. 13) pour tenter de l'empêcher d'exercer son métier — ou l'agressivité contre une "femme à abattre" (il y en a d'autres dans l'actualité) est-elle une explication au moins envisageable ?
Est-ce la sexualité qui reproduit, au niveau des dirigeants et cheffaillons d'entreprise, l'art des monstres politiques à diviser par la brutalité — ou les évidences de cultures et déchaînements agressifs méritent-elles d'être plus directement considérées ?
Est-ce la sexualité qui "virilise" par l'attribution de gadgets directoriaux (voiture de fonction ou téléphone satellitaire) — ou le goût de la domination issu de l'agressivité des primates vaut-il enfin d'être considéré dans sa simple et illuminante puissance explicative ?
Est-ce la sexualité qui peut donner l'extraordinaire tableau (pp. 55-56) d'agressions contre les sub/ordonnés, tableau complété ensuite sur plusieurs pages (manques éclatants au savoir-vivre élémentaire, contrôles en harcèlements, étalage de jouissance à imposer des tâches impossibles), sans que le mot d'agression ou ses dérivés soient écrits une seule fois — ou en ces affaires d'agressions est-il permis de mentionner l'agressivité ?

C'est comme ça tout au long de ce (très beau) livre. On est ainsi gratifié d'un "second corps", le corps "érotique" (pp. 48, 129, 183) comme si la détente après décharge par exemple (et en général le rééquilibrage par "principe de plaisir") n'existait qu'en sexualité : comme si par exemple le combat sous toutes ses formes était forcément sexuel, à coups de poings, de mots, de jeux, de balles ou de bombes — les guerres, les sports (dont les arts martiaux), les élections ou les conseils d'administration etc., pures manifestations d'Eros ?
Mais il faut arrêter parce que les erreurs de ce livre — si souvent bouleversant de vérité et de générosité attentive — ne sont qu'un cas, il faut le répéter, de certains aboutissements  partis de l'erreur freudienne : la simplification sexualiste au lieu de la compréhension éthologique. Plus précisément, pratiquement tous les êtres humains actuels en sont vis-à-vis de l'énorme agressivité à un stade de naïveté incomparablement plus primitif qu'on ne l'était vis-à-vis de la sexualité il y a un ou deux siècles.
Simplement, parce qu'à force cela prête à sourire, on peut retenir encore une petite aventure, où la censure totale, freudienne, de l'agressivité, se manifeste de façon assez spéciale. L'affaire est contée p. 174. Madame Pezé convoque un directeur après une tentative de suicide d'un employé (torturé par la chefferie des mois durant). Bien entendu le cheffaillon se défend par défausse technico-commerciale (logiciels d'évaluation et autres obsessions de benchmarking) — car on ne dit plus, comme les anciens nazis, "j'avais des ordres" mais "je n'ai fait qu'appliquer les règles du métier" (relisez ce même parallèle dans le livre de François Emmanuel, La question humaine, éd. Stock 2000, avec les précisions aussi très "techniques" pour les gazages en camions dans les camps de la mort) —. Avec tristesse et colère, Madame Pezé rend compte d'une longue tentative de dialogue, brisée par la surdité et l'opposition de telles références informatisées ; enfin, n'en pouvant plus, au moment de faire sortir la brute, elle écrit : "j'ai envie de lui taper dessus".
Seulement avec votre corps érotique, docteur ?

Act87 Citoyens et consommateurs


Suite à leurs plaintes pour abus en tous domaines, nombre de nos concitoyens ont eu, à défaut de réception par l'institution judiciaire, le plaisir de recevoir une réponse de leur DDPPCC — la Direction Départementale de Protection du Pouvoir par Communication vers les Consommateurs, organisme bien connu chez les gens qui ont beaucoup et davantage de temps et d'énergie pour s'informer et lutter pour leurs droits —. Nous nous faisons ici un agréable devoir d'en publier copie, malgré les protestations... de modestie de l'administration en question.

Monsieur ou Madame,
Par courrier recommandé avec AR du ../../2015, vous exposez à mon service le litige qui vous oppose à la très haute et puissante seigneurie d'entreprise chargée de service public et qui ne le rend pas. Nous avons bien enregistré que vous n'êtes plus fourni en ... et en outre pénalisé pour retard, car vous n'avez pas de vous-même consulté le site Internet de ladite entreprise et vous vous êtes criminellement contenté d'attendre la facture sur papier contractuelle et jusqu'ici habituelle.
Cela ne relève pas de la compétence de mes services : nous protégeons le pouvoir, financier de quelque étiquette qu'il soit, jamais les simples consommateurs.
Cependant, le nombre de problèmes et de tensions que connaissent tous les secteurs privatisés (que Dieu ait mille fois en sa sainte garde) a conduit la Direction Générale PPCC à renforcer fortement le féroce renfort de ses terribles modalités de contrôle. Même et parallèlement, une procédure spécifique de traitement des litiges a été mise en place avec le concours de ladite Direction : les entreprises conviées ont juré qu'elles feraient des promesses et qu'ensuite elles diraient ce qu'elles veulent sur les dossiers des rarissimes qui n'auraient pas encore été découragés de chercher à récupérer leurs droits.
C'est pourquoi je me suis personnellement enhardi jusqu'à envisager de considérer la possibilité de l'éventualité de demander à mon personnel qu'il opère un clic supplémentaire sur ordinateur pour informer les très nobles entreprises de notre menaçante sévérité — et surtout pour pouvoir ainsi à l'occasion témoigner de nos considérables efforts au service de tous.
Toutefois, mon service ne joue qu'un rôle d'intermédiaire et n'intervient jamais. En cas donc de réponse insatisfaisante de l'entreprise, et après un parcours du combattant de plusieurs mois pendant lesquels vos pénalités de retard seront augmentées en conséquence de votre mauvais caractère et de votre absence de coopération consommatoire, vous pourrez saisir le Médiateur correspondant par le formulaire ci-joint, astucieusement encadré en cases obligées et prétextes tout préparés pour éviter toute gêne au sens unique de la très-sacrée liberté du marché.
N. B. J'ajoute ceci, de la plus haute importance : il n'est évidemment pas question que la présente soit publiée, car elle pourrait faire soupçonner le nombre important d'abus de confiance et autres dont chacun sait et doit ignorer (les media sont là pour ça) que les entreprises se rendent coupables. Cela risquerait de faire prendre clairement conscience de ce que vaut notre efficacité, aussi bien que de la foule, donc de la puissance potentielle, que représente la masse de victimes. Enregistrez donc bien que ce courrier vous est adressé à titre purement personnel : sa diffusion vous vaudrait des poursuites dont vous pourrez comparer l'efficacité et la rapidité à celles du Médiateur, de l'institution judiciaire et de diverses associations de consommateurs. Ce n'est pas parce que vous n'êtes pas encore officiellement privé de tout droit civique qu'il faut oser vous considérer comme citoyen : vous devez comprendre au contraire que la défense de notre service, c'est -à-dire de notre emploi, ne peut manquer de prendre en compte des rapports de force. Nous tenons donc en priorité à ce que soient satisfaits d'un côté nos bureaucrates, de l'autre les entreprises : car ainsi tout le monde est content — sauf les simples que je qualifierai d'usagers, négligeables car hors de tout pouvoir, suivant le principe républicain intangible de la souveraineté populaire.
Je vous prie d'agréer, Monsieur ou Madame, l'expression de ma considération distinguée.
pour le Directeur et par délégation,
la cheftaine de service,
Anastasie DECENSURE

samedi 13 juin 2015

Fond 9 Lorenz, (n+1)-ème lecture

Ce n'est vraiment pas pour le plaisir.
Deux textes surtout feront l'objet de ce travail-ci : ce sont, dans les approximations françaises (on n'ose parler de traductions), L'envers du miroir et Les fondements de l'éthologie. On ne se privera pas de rappeler le Lorenz autrement profond, si souvent simple et chaleureux de On Aggression : mais ce sera hélas souvent pour marquer la distance entre le combattant de vérité, inévitablement assez isolé et décrié, et certaines tendances de parvenu nobélisé à se prendre pour la science.
  Comme d'autres très grands — Galilée ou Molière, Diderot ou Einstein — Lorenz gagne à être médité une vie durant, et longtemps après lui, surtout par ceux qui veulent savoir et non parader ou tricher en quelque vil profit ou pouvoir. Mais comme d'autres très grands aussi, seulement peut-être de façon plus surprenante et radicale, il se laisse parfois emporter par ses imprégnations ou ses passions à l'encontre de ce qu'il a lui-même accompli de plus remarquable. C'est un sinistre service rendu aux paresseux et aux imbéciles : car il est très facile alors de le rejeter en bloc pour revenir chacun à ses propres illusions, tandis qu'il devient bien difficile de faire l'indispensable tri entre des arguments imparables, leurs limites d'application, et des dérapages en direction de préjugés sociaux et politiques.
Dans ce blog en général, dans les textes de fond en particulier, on n'invite pas le lecteur à la facilité.

Quitte à préciser ensuite, le plus gros est vite dit : quand il utilise à plein son extraordinaire érudition de biologiste, Lorenz propose toujours des leçons essentielles — tant en science que, par là même, en synthèse et affaires humaines, ou comme on dit en philosophie — ; quand au contraire il se prétend philosophe et qu'en fait il se réfère aux monstres de hâblerie ignare qu'on étale sous ce nom dans les enseignements officiels, il déconne.
Je ne cherche à choquer que ceux qui méritent de l'être, et je souhaite éviter, à eux comme à moi, leur lecture ici. Je m'adresse à des esprits avides de connaissance et d'humanisme : ce public aujourd'hui si restreint vaut, lui, toutes les attentions. D'ailleurs, il ne pourra pas trop s'étonner qu'il y ait chez un auteur de grandes choses et de pénibles stupidités : humains nous sommes tous, et rien de ce qui est humain ne nous est étranger, pour le meilleur et pour le pire. Toutefois, si exister revient à assumer des contradictions, certainement Lorenz vit fort intensément et, comme disait Einstein, les contrastes et contradictions qui peuvent coexister sous un même crâne défient tous les systèmes, philosophiques et politiques. Ces rappels faits, on peut centrer le travail sur la cohérence, exigence que les deux ouvrages jumeaux de Lorenz mettent fort à mal.

Une image suffit à faire vite le tableau de la faute : une construction solide, pleine de richesses, pour une part inattaquable, mais fondée puis noyée dans une vase meuble, parfois bien sale, et qui donc ne peut permettre de dresser le travail vers les hauteurs qu'il faudrait. Des vieilleries scolastiques toujours régurgitées en affaires de principes premiers ou de fins dernières font la boue où Lorenz patauge : ce fatras, de notions comme les a priori de Kant et la téléonomie, lui fait affirmer avec la même assurance
– des faits de la plus haute importance, tirés de sa science de l'évolution
– et de pseudo-conclusions, faussement déduites de ses "chères habitudes" traditionnalistes voire brutalement réactionnaires.
C'est-à-dire que, là où la cohérence est la plus nécessaire (à la base, puis en orientation par prise en compte de la ligne d'ensemble), il la néglige — là où la méfiance pour de simples préjugés doit être absolue, il s'enthousiasme d'être fidèle à ses références les plus anciennes et les moins justifiées.

En affaires de savoir en général par exemple, il est évident que la plus grande leçon vient, depuis Galilée, du développement de la méthode expérimentaleil est évident que les cabrioles de nominalismes anciens comme d'opérationnalismes nouveaux ne sont que des voiles, destinés à faire accepter des perversions techniques au service des potentats au lieu d'encourager les réflexions de fond menant inévitablement aux extensions simultanées des prises de conscience scientifique et démocratique. Les vices d'enseignement au service d'Etats et pouvoirs montrent et répètent de siècle en siècle que les soi-disant théoriciens de la connaissance sont de simples fantoches, utilisés en université pour empêcher les étudiants de reconnaître les leçons les plus importantes de l'expérience, histoire et science. Alors, se référer sur ces questions à de tels salonards de couloirs ministériels ou conventuels fait une référence un peu mince. Certes, pour citer deux célébrités du genre, tout n'est pas aussi bête et mauvais dans Popper que dans Kuhn : Popper sait des choses même en physique, et puis ce vieil ami de Lorenz s'en rapproche par tant de choses qu'il n'y a rien de surprenant à les voir raisonner ou déraisonner ensemble. Seulement Popper n'a été célébrisé que pour des circonstances d'antimarxisme, volontiers confondu avec l'anticommunisme primaire, et ça ne vole pas très haut. En physique par exemple, mais aussi en bien d'autres domaines, on peut savoir qu'Einstein a réfléchi à quelques problèmes, à des niveaux nettement plus profonds que Popper : or en cette science Lorenz cite
– Bohr, qui est une ordure criminelle
– Bridgman, à qui il est rarement arrivé d'avoir des idées plus générales que l'étude des hautes pressions
– Heisenberg, mais justement là où il est perverti par Bohr et la pseudo-philosophie d'irréalisme éhonté en affaires de quanta
– enfin même Planck, mais en le rattachant contre toute vérité à Kant
tandis qu'il ne cite JAMAIS Einstein (ni, soit dit en passant, Diderot, directeur de certaine Encyclopédie qui a fait date, et doué de quelques idées en affaires de savoir : or Lorenz lisait, et savait même s'exprimer en parfait français) !

De telles choses sentent déjà fort mauvais, la téléonomie ne vaut pas mieux. Voici l'exploitation qu'en fait Lorenz.
Il commence L'envers du miroir par la référence à Jacques Monod et au "célèbre" ouvrage sur Le hasard et la nécessité : ceux qui ont lu François Jacob (La logique du vivant), ou seulement Lwoff ou Prochiantz, voire Grassé (L'évolution du vivant, monument du catholicisme intégriste à l'anti-darwinisme primaire) ont appris à faire la différence entre des biologistes, réactionnaires ou pas, et Monod. Seulement c'est à la "célébrité" de ce dernier que préfère faire appel Lorenz, pour pousser à avaler la téléonomie. On ne peut pas laisser passer ça.
Le procédé consiste d'abord à défoncer partout le vitalisme ou le finalisme, d'après lesquels une force miraculeuse, une force vitale, serait la seule explication possible aux propriétés spécifiques du vivant : de ce vitalo-finalisme, on passe sans peine aux vieux contes de pensée magique d'un monde fait pour (ayant comme suprême fin) l'être humain à l'image de l'inexistant que vous savez. Sottise, dit très bien Lorenz : en fait, ce que montre la biologie, c'est seulement qu'il y a retour, rétroaction, des phénomènes du vivant aux systèmes qui les ont d'abord engendrés, ce qui rend beaucoup plus difficile l'analyse des causes et des effets — "le vivant" s'adapte (en fait : c'est seulement vrai pour les organismes qui sur/vivent) —. Mais après cela, Lorenz affirme que cette adaptation se produit parce que les systèmes initiaux, ouverts, encore non adaptés, visaient l'adaptation finale ! et il voudrait faire admettre ça en déclarant que ça ne s'appelle plus téléologie (prévision, dans la nature même, des buts, des fins) mais téléonomie — il prétend que c'est de la science parce que le jeu de suffixes est le même que d'astrologie à astronomie !
En moins de mots : d'abord on vous assure qu'on n'est pas finaliste parce que cette attitude a été expérimentalement ridiculisée ; et ensuite on fait ce qu'on peut pour vous convaincre du finalisme en vous disant que le mot nouveau pour le dire est bien plus moderne...

Il y a encore pire.
Oswald Spengler est un fasciste allemand, qui préférait Mussolini à Hitler, ce qui lui valut d'abord le respect puis la censure de Göbbels. Son "historicisme" consistait à voir "les civilisations" comme des êtres vivants, destinés à naître et à mourir pour laisser place à des adaptations supérieures, dont le totalitarisme du Duce italien lui paraissait le parangon. Lorenz s'extasie sur le fait que Spengler a ainsi assimilé "les civilisations", non définies, à des êtres, et il y insiste ensuite pour donner à partir de là sa propre vision de l'histoire...
Ce n'est pas seulement stupide, c'est très triste. Lorenz est d'un côté si ébloui par les capacités extraordinaires d'adaptation de l'espèce humaine, et tout spécialement les capacités de savoir, qu'il en parle, non sans raison, comme d'une nouvelle forme de vie ; et de l'autre côté, il "oublie" que les empires qui se sont succédés ne laissaient chacun passer qu'une part de LA civilisation, et une toute petite part du savoir, universels. Le même Lorenz confondant ainsi des pouvoirs successifs et la culture, le savoir, universels, c'est un cauchemar.
Quand on a passé nettement plus de temps à lire et relire Einstein que Spengler, et Galilée que Monod, on a bien du mal à comprendre comment les débuts déjà remarquables de science peuvent ainsi être réduits à de simplistes absurdités. Les soi-disant "deux postulats" de réalité essentiellement indifférente à toute prise de conscience, sur lesquels s'appesantit en vain Lorenz, n'ont guère de sens : il n'y a pas "un postulat de réalité extérieure", et "un postulat de capacités du chercheur issues de l'évolution". Tout au contraire, ce que montre toute l'expérience et en particulier la biologie, c'est que la misérable part jusqu'ici utilisée des capacités humaines a déjà suffi à faire concevoir, par exemple, l'insuffisante réalité de l'espace et du temps (a priori kantiens entre tous) aussi bien que la vanité des penchants à la pensée magique et finaliste : or cette part d'accomplissements n'est rien à côté de ce que pourra donner une éducation universaliste planétaire — Langevin disait : notre science est encore dans l'enfance.
C'est là que le drame se noue. Négligeant les nécessités de la lutte pour humaniser le monde, Lorenz en revient à un traditionnalisme borné. Il voit le danger de bousculer les segments utiles, parfois admirables, de notre immense héritage : ce n'est pas une raison pour se ranger, comme il fait sous paravent de philosophie, à la ligne obséquieuse ou capitularde d'un Goethe à la scientificité plus que douteuse ou d'un Kant franchement étanche à la démarche scientifique. Car cette ligne a fait germer le venin de Hegel et ainsi délaisser l'œuvre, vraie et humaine, des Lumières et de Diderot. Il n'est sans doute pas juste de prêter à Goethe, surtout comme aphorisme, le vilain mot qui "préfère une injustice à un désordre" : mais il est sûr qu'après l'Encyclopédie et la grande Révolution française, nul n'a le droit de s'aveugler sur le fait que le plus intolérable désordre est l'injustice, la catastrophe d'oppression et d'obscurantisme qui ajoute, aux plus grands risques pour la survie de l'humanité, l'agressive bêtise de sadiques du pouvoir à l'indifférence de la nature.
Admirable dans sa branche, nul en synthèse, il y a d'autres exemples : dans ce genre à côté de Lorenz, Marx, déversant la glu dialectique de Hegel pour monter sa téléonomie du triomphe inéluctable du prolétariat, dont les lambeaux malsains suffisent encore à aveugler tant de progressistes en notre temps.
Non, ce n'est vraiment pas pour le plaisir qu'on doit dénoncer les horreurs de tels esprits : mais il faut, inéluctablement, s'enrichir d'une part de leur œuvre pour la dépasser, et se libérer de ce qui n'était qu'eux.