Il était
une fois, il y a très longtemps (1942-43), un Français assez fidèle à la France
ou du moins à une certaine idée, pour refuser le protectorat anglo-saxon — et
cela dans des circonstances autrement difficiles que celles du temps présent.
Pour le contrer à n'importe quel prix, les déchaînés impérialistes de l'époque,
spécialement US, cajolaient à tour de rôle
– Pierre Laval, qui se chargeait de la
"prophylaxie" de la "race" en exigeant des Allemands la déportation
même des enfants juifs,
– Darlan,
qui prétendait agir au nom du Maréchal en trahissant à la fois tout le monde,
– enfin
Giraud, qui était d'accord pour maintenir son pays dans l'asservissement, au
profit d'une autre collaboration que celle déjà en place.
En
outre, alors que partout dans le monde on savait vers qui se tournaient la
plupart des Français — et beaucoup d'autres, surtout par comparaison aux
fantoches poussés par des services de la perfide Albion et leurs homologues
Outre-Atlantique — la presse prostituée aux gouvernants US-UK se livrait à de vastes
intoxications : ainsi, dans la période dont il va s'agir, elle accusait le
BCRA français (Bureau Central de Renseignement et d'Action) de torturer les Résistants
pour mieux les soumettre à une discipline féroce. Ecoutons là-dessus de Gaulle
(“Mémoires de guerre”, t. 2, “L'unité 1942-1944”, rééd. Presses Pocket, Paris
1980, p. 257 seqq).
« Après cette préparation sortit, soudain,
“l'affaire Dufour”. Sous ce nom, un agent de l'“Intelligence”, recruté en
France à notre insu, avait été amené en Grande-Bretagne par les Anglais dans le
courant de 1942 et s'était présenté à la France Combattante en demandant à s'engager. »
Démasqué par les Français, ce
Dufour était emprisonné mais s'évadait avec l'aide anglaise. Puis en septembre
43, « Pierre Viénot, convoqué au Foreign Office, reçut à son sujet une étonnante
communication. “Dufour”, disait par cette voie officielle le gouvernement
britannique, “a déposé entre les mains de la justice anglaise une plainte pour
sévices contre un certain nombre d'officiers français et contre leur
chef : le général de Gaulle. En raison de la séparation des pouvoirs
qui, chez nous, est absolue,
le
Gouvernement britannique ne saurait empêcher la justice de suivre son cours
[...] Peut-être le Général pourrait-il arrêter l'affaire par un arrangement
amiable avec Dufour ? Nous croyons devoir lui recommander d'y attacher une
très sérieuse importance. Car
une condamnation est probable
et
ce serait là, pour la presse, notamment celle des Etats-Unis, l'occasion d'une
pénible campagne au sujet des méthodes et des procédés de la France Combattante”.
[C'était, poursuit de Gaulle, une] action
d'assez basse inspiration. Evidemment, Dufour, agent anglais et déserteur français,
ne m'intentait de procès devant les tribunaux britanniques que parce qu'il y était
poussé par ses maîtres. Quant au gouvernement de Londres, s'il négligeait les
accords signés par lui avec la France Libre et en vertu desquels les militaires
français en Grande-Bretagne n'étaient justiciables que des tribunaux
militaires français, s'il déniait
au Général de Gaulle l'immunité qu'il reconnaissait au dernier des secrétaires
de cinquante légations étrangères, s'il essayait de m'intimider par la
perspective de scandaleuses calomnies, c'est qu'il se prêtait à une entreprise
politique destinée à dégager les dirigeants anglo-saxons d'une position devenue
intenable. A l'opinion, qui les pressait d'adopter, à l'égard du général de
Gaulle, de son gouvernement, de la France, une attitude digne de l'alliance,
White House et Downing Street se flattaient de faire répondre : “Nous
devons attendre jusqu'à ce que cette histoire soit éclaircie”.
Je décidais de traiter l'affaire sans le
moindre ménagement. [...] Je chargeais Viénot de faire savoir au Foreign Office
que je discernais le but de l'opération ; que celle-ci tendait à me salir
pour justifier la faute politique commise par les alliés ; que je prenais
la chose pour ce qu'elle était, c'est-à-dire pour une infamie [...] Quatre mois
passèrent sans que Londres se manifestât autrement que par des avertissements épisodiques,
auxquels nous ne répondions pas.
Mais au mois de mars, le complot [oh !] revint sur le tapis. Il faut dire que
l'ordonnance relative au rétablissement des pouvoirs publics en France avait été
adoptée le 21 mars [rappel par les gaullistes que de nouvelles autorités d'occupation,
anglo-saxonnes cette fois, ne seraient pas plus habilitées que les précédentes à
parler au nom du peuple français]
[...] Le 28 mars, M. Duff Cooper [...] pria [Massigli] de me dire que
la justice anglaise ne pouvait attendre
davantage,
que le Gouvernement britannique devait la
laisser agir
et
que le procès allait s'ouvrir. »
On imagine ce que serait aujourd'hui, en cas de
chantage analogue, la réaction des parvenus de l'atlantisme prétendant parler
au nom de la France. De Gaulle se contenta de répliquer par une menace, calquée
sur celle qu'on lui jetait dans les pieds : un Français Libre était réellement
mort, de mort violente, dans les locaux de l'Intelligence Service ; son
fils décidait de porter plainte contre certains de ses officiers et contre les
membres du Gouvernement britannique, y compris M. Winston Churchill ;
de Gaulle ajoutait « que le Gouvernement français ne voyait aucun moyen
d'empêcher la justice de faire son office et qu'il y avait malheureusement à
craindre dans les journaux du monde entier, à l'occasion du procès, une fâcheuse
campagne au sujet des méthodes et des procédés du service de
l'Intelligence ». Et le général
de conclure :
« Je ne sus pourquoi
la justice britannique renonça à suivre son
cours,
ou comment le cabinet de Londres s'y prit pour
l'arrêter
malgré la séparation des pouvoirs.
Ce n'était pas, d'ailleurs, de ma responsabilité.
Mais, de ce jour, je n'entendis plus jamais
parler de “l'affaire Dufour” ».
Il est
juste que beaucoup de circonstances de l'affaire qu'on vient de résumer sont
autres que celles des guerres néocoloniales actuelles. Il n'en demeure pas
moins et il faut rappeler, qu'à relire les aigres fureurs de Roosevelt
notamment — se posant, lui à Washington, en défenseur des droits du peuple français
contre de Gaulle —, on croit voir couler les larmes de crocodile des
"Occidentaux" devant la misère des Irakiens face à Husseïn, des
Libyens face à Kadhafi ou des Syriens face à Bachar-el-Assad. Il suffit d'ailleurs,
on l'a dit ici, de voir par quoi on a remplacé Husseïn (ancien de la CIA, béni
par elle quand il gazait les Kurdes) ou Kadhafi (sous qui les investissements
en soins et éducation étaient les plus élevés, et la mortalité infantile la
plus faible, de toute l'Afrique) et l'état des contrées en cause après
l'intervention de l'OTAN, pour se dire que même le clan el-Assad est préférable
aux "frappes chirurgicales" etc. des charitables chrétiens de
l'Ouest.
Mais on doit aller plus loin. Il faut répéter
ce que risquent les agents de la CIA auxquels on brandit leur signature s'ils
s'avisent de laisser parler un peu de morale. Il faut se souvenir des
conditions dans lesquelles l'avion d'un chef d'Etat a été interdit de survol de
l'Europe occidentale, à la demande US, sous prétexte que se trouvait peut-être à
son bord le dénonciateur de NSA Edgar Snowden. Il faut se remémorer les
conditions dans lesquelles doit se séquestrer Julien Assange à l'ambassade équatorienne
de Londres, pour avoir propagé des fuites mettant en évidence l'infamie
d'espionnage US-UK. Ce mot d'“intelligence”, par lequel la langue anglo-USAïenne
désigne le Renseignement, est significatif d'une perversion très élaborée chez
les gens de pouvoir en général : les accapareurs ont eu
"l'intelligence" d'investir dans les titres (féodaux ou de Bourses)
par lesquels ils volent les profits et les rentes — ainsi toujours pour les
privilégiés, tandis que les pauvres sont évidemment "les artisans de leur
propre malheur" suivant la formule consacrée, les riches sont les gros et
petits "malins" : en fait, c'est la prétention que le génie
consiste à ériger le brigandage en mode de gouvernement, à oser toujours plus
loin dans toutes les violences et toutes les hypocrisies, les dénonciateurs étant
des "complotistes". Et c'est ainsi, l'histoire passant, qu'apparaît de
Gaulle en humaniste relatif : d'abord élevé par la réponse du peuple à
l'appel du 18 juin 1940, il s'est ensuite abaissé pour ressaisir le pouvoir en
usant du coup d'Etat du 13 mai 1958. On ne doit oublier ni l'un, ni l'autre.
Seulement, à voir ce qu'est devenu le régime fondé
par celui qui a choisi Pleven contre Mendès-France en affaires de finances, et
d'Argenlieu contre Leclerc en affaires d'Indochine, il y a plus qu'assez de
plus de cinquante ans de Cinquième République.
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