Rien de
spécifiquement humain ne peut seul expliquer les barbaries de l'histoire,
surtout récente. Par contre les moteurs dits instinctifs (certes élaborés, mais
sans le contrôle proprement humain d'équilibre rationnel voire de simple
empathie) éclairent immédiatement l'étendue et la contagion de l'horreur présente. Ainsi en géopolitique
actuelle, les décharges de brutalité et les regroupements en clans et meutes évoquent
de plus en plus irrésistiblement les égorgements collectifs dont sont capables
les carnassiers, bien au delà des besoins de nourriture : comme les loups
ayant pu paniquer des moutons se donnent les plaisirs du meurtre en quantités
qui finalement ne peuvent que nuire à leur besoins futurs ; ou comme les
chasseurs de bisons aux Etats-Unis ont presque réussi à détruire l'espèce pour la
jouissance de tuer, sans aucune justification de besoins propres — en visant
parfois, il est vrai, le génocide des Indiens par destruction d'une base de
leur économie : raffinement de sauvagerie dont les loups sont, eux,
incapables.
La réflexion sur les séquences inhumaines de
l'histoire est donc plus actuellement indispensable que jamais. On ne cesse de
rappeler ici la puissance des explications éthologiques, et de ce que sera (le
plus tôt possible !) leur mise en acte consciente et collective pour
augmenter les chances de survie de l'humanité : mais on a aussi déjà
signalé l'extrême importance du travail de Milgram (Fond 5, Actuel 19). Ce
texte-ci revient sur la confrontation de ces deux sources extraordinaires.
1. Il faut corriger d'abord une formulation trop
globale (Fond 5) : toute espèce à partir des insectes et des reptiles n'est
pas agressive. Il est seulement
vrai que, dès les embranchements d'arthropodes comme de vertébrés, on trouve un
très grand nombre d'espèces qui sont agressives au moins une part de vie
individuelle, et spécialement à des moments déterminants dont la reproduction. Mais
surtout, l'agressivité au sens scientifique, précisément la tendance à écarter
les congénères (et non par
exemple à "agresser" au sens ordinaire d'autres espèces pour se nourrir), apparaît dans l'évolution du
vivant longtemps, longtemps avant l'espèce humaine ; elle est présente sur
bien d'autres embranchements que celui des reptiles puis mammifères ; elle
est le moteur le plus puissant et le plus récent de l'aventure évolutive ;
enfin elle est explosive (voire différenciée), particulièrement intense et bien
sûr ouverte à des raffinements bouleversants, dans l'espèce humaine.
Même simplement au niveau biologique, cela ne
suffit pas pour comprendre les successions de tentatives sociales depuis
quelque quatre cents siècles d'homo qui se dit sapiens. Il y
a une sorte de prélude à l'apparition de l'agressivité : c'est l'instinct
grégaire. En gros, on peut dire qu'on trouve phylogénétiquement : d'abord
la capacité à reconnaître et rechercher le semblable — d'où la horde anonyme — ; ensuite seulement la reconnaissance du
semblable et autre et la société éventuelle avec lui — l'apparition
de la société avec individuation.
Importance de la reconnaissance du semblable : grégarité. Importance de la reconnaissance du semblable
et autre : agressivité.
Ce sont ces deux guides primitifs de formation
sociale qui éclairent la part, considérablement majoritaire jusqu'aujourd'hui,
d'inhumanité de notre histoire.
2. Dans son travail au début des annés 1960 sur l'obéissance,
Milgram étudie des sujets recrutés largement au hasard (cf. Fond 5). Pour le test le plus simple, un
"monsieur" en blouse de technicien ("l'autorité") demande à
un sujet, pris individuellement, de punir un supposé élève (en réalité un
acteur travaillant pour le laboratoire) lorsqu'il commet une erreur dans des
associations simples de mots. La punition consiste en chocs électriques gradués
(tous fictifs, en fait) auxquels "l'élève" réagit d'abord par des protestations,
puis des hurlements, enfin par un silence angoissant pouvant donner à penser
qu'il a perdu conscience. Les résultats les plus significatifs sont que
– personne n'a refusé dès le départ d'administrer les chocs
– si l'élève-victime est relativement éloigné
(derrière une cloison qui empêche de le voir, mais nullement de l'entendre), plus
de deux tiers des sujets acceptent
d'aller jusqu'aux chocs qui pourraient être mortels (tortures).
On
a reproduit maintes fois l'expérience, dans différents pays, etc. avec des résultats
largement proches. La réflexion sur une recherche de cette importance ne peut être
épuisée en quelques décennies, surtout quand à peu près tout est fait pour empêcher
qu'elle soit connue comme elle devrait l'être. On va simplement s'attacher ici
au chapitre 9 du compte rendu de Milgram ("Group Effects" dans "Obedience to authority"), où il propose la comparaison à l'expérience
d'Asch.
En bref, l'idée de celle-ci consiste à montrer
un segment de référence R puis à faire désigner, parmi trois segments proposés
ensemble, celui qui a la même longueur que R : mais avant de laisser la
parole au sujet sur lequel on mène l'expérience, on fait intervenir deux ou
trois autres personnes (en fait des membres du laboratoire) qui répondent
toutes par la même erreur. Bien
entendu le sujet, craignant de se singulariser ou de se rendre ridicule, suit
en général l'opinion déjà exprimée — Milgram dit précisément : "a
large fraction of subjects went along with the group rather than accept the
unmistakable evidence of their own eyes".
C'est précisément à l'analyse et aux conséquences
de cette comparaison de méfaits sociaux (expériences de Milgram et d'Asch), en
référence à l'éthologie, que va être consacré le reste du présent travail.
Si on écoute
d'abord Milgram et son vocabulaire marqué de culture anglo-saxonne, l'expérience
d'Asch démontre la puissance de la tendance à la conformité (les années 1950 surtout sont celles d'exaltation
de Mr. & Mrs. Average — M. et Mme Delamoyenne) tandis que le test de
Milgram est celui de la soumission à l'autorité. On constate que très majoritairement les sujets revendiquent leur soumission à l'autorité, vue comme ciment de socialisation ; au
contraire ils écartent par tous
procédés l'aveu de leur tendance à la conformité.
De toutes façons la remarque est admirable.
Mais quelle est la part de justesse de la remarque elle-même, et puis de
l'attitude ainsi cernée ?
Il semble injuste de ne pas souligner les
similitudes des deux cas. Dans l'un et l'autre, il y a abdication de conscience
(sensorielle et/ou morale) et soumission à force extérieure. De ce point de
vue, moins importe que cette force soit décrite comme latérale-horizontale-venant-de-pairs ou au
contraire supérieure-verticale-venant-d'autorité : d'abord une telle description
ne correspond pas à la géométrie réelle,
ensuite il y a bien abdication et soumission des deux côtés.
Ceci posé, il reste que la réaction des sujets à
leurs faiblesses se fait en sens opposés : on se pose volontiers comme socialisé en hiérarchie, on n'admet pas ou même on refoule l'image de soi
comme socialisé en troupeau.
Dès qu'on saisit cela, les images
affluent :
– tous les fascismes exaltent l'appartenance à
un ORDRE qui n'est qu'une barbarie à dominants, volontiers armée, et déclarent
la haine et la guerre contre les égalitaristes-pacifistes-"sous-êtres"
– le schéma que donne Orwell dans "Animal
Farm" pour le totalitarisme
est plus fort encore : il y place les chiens de garde pour mordre et éventuellement
tuer les opposants, mais aussi les moutons chargés de faire taire ceux-ci en bêlant
et en tâchant d'entraîner la foule — c'est-à-dire que très justement il montre
comment les crimes sociaux provoquent l'abdication-soumission à la fois par la menace et par simple suivisme
– il est aussi très éclairant que les armoiries
donnent tant de prix à des bêtes féroces, d'ailleurs parmi les plus stupides du
règne animal : l'aigle et le lion
– etc.
3. Est-il alors nécessaire de formuler l'évidence, que
l'être humain réduit à ses réactions primitives accepte volontiers d'être
loup-agressif, mais surtout pas mouton-grégaire ? Cela n'est-il pas assez
significatif de la régression
animale dans les deux cas ?
Il ne faut pas hésiter à reconnaître la part de
justesse (et d'agressivité) qui pousse à se placer plus "haut" à
partir des racines venues de l'évolution : on a vu ci-dessus que
l'apparition du moteur dit agressif est une richesse tardive du vivant (et, très largement, du règne animal — même si on peut en trouver des analogies en végétal).
Mais évidemment, il est risible qu'un être potentiellement humain éprouve le
besoin de se situer d'après des analogies purement bestiales. Si on voit l'affaire comme il faut — de
"haut", cette fois en aboutissement de civilisation : donc bien plus justement qu'en images naïvement
spatiales —, on n'a plus aucune envie d'être ni chien-loup-de-garde ni
mouton-paniqué-paniquant.
Voilà l'éthologie politique. Les ignorants pressés de se dire sociologues etc.
refusent, refoulent cet apport énorme des sciences sous prétexte, comme
toujours, de dignité humaine : et en réalité ils ne font qu'empêcher,
comme toujours, la prise de conscience expérimentale — et à partir de là l'élaboration
la plus humaine qui soit —. Si on parvient malgré eux à éveiller les
progressistes une nouvelle fois à l'intrication inévitable, large, d'équilibre,
raison, science et philosophie, alors leur mauvaise foi est assez têtue pour se
rabattre sur la rengaine que la conscience des déterminismes fait courir le
danger de décourager, démobiliser "les masses" — tandis que le danger
de mentir au moins par omission et tromper "les masses" en cause, et
de refabriquer ainsi quantité de bons mages ou bureaucrates totalitaires, les gêne
rarement : expériences faites et refaites.
Cette sorte d'opposition à la vérité ne devrait
pas valoir plus que quelques haussements d'épaules. Mais plus loin, faire voir
et saisir le personnel politique actuel et les réactions trop fréquentes de
foules dans leur animalité fondamentale (leur bêt/ise) est déjà
bien plus fort qu'une vague condamnation morale. C'est alors trop peu qu'un ou
cent mille exemples. De façon très générale et comme on ne cesse de le montrer
ici, la compréhension de grégarité et agressivité, puis leur exploitation dans
les mouvements de foules avec subversion de toute liberté un peu organisée, sont
déjà utilisées par la réaction et ses agents
– de CIA ou MI6 à Kiev comme dans les Etats
islamiques, en Syrie comme au Venezuela etc.
– d'infiltrations en syndicats comme en
"messages" des media.
Alors,
les fines bouches de "sociologie" et autres "sciences
humaines" déjà mentionnées ci-dessus doivent-elles indéfiniment priver les
progressistes, les humanistes véritables, de se servir de ce savoir contre
la guerre et les brutes ?
Cf.
plus spécialement Actuel 65 — et articles sur <mondialisation.ca> et
<agoravox>.
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