Ce
travail-ci est une simple remarque à propos surtout de la psychanalyse actuelle,
mais aussi à propos du livre bouleversant du Dr. Marie Pezé, "Ils ne
mouraient pas tous mais tous étaient frappés" (éditions Pearson éducation
France, 2008).
Le récent "Fond 9" de ce blog, sur
Lorenz, a lui aussi demandé qu'on passe par-dessus de fervents sentiments
d'admiration pour s'en prendre, au nom d'un essentiel humain, à des erreurs de
fondation et d'orientation. La démarche critique est encore plus difficile ici,
sur un autre fond psychanalytique. Car certains paris de Lorenz, politiquement
intolérables, sont faciles à condamner : au contraire, on est amené à bien
plus de précautions concernant Madame Pezé, car son regard sur ses patients est
resplendissant de chaleur humaine et son dévouement mérite plus qu'éloges et
reconnaissance — ce dont sa hiérarchie par exemple n'a guère été généreuse —.
Seulement il y a plus important que des
sentiments d'admiration : c'est que l'absence d'une certaine part vitale
de science fait en ce moment un mal terrible à tous ceux qui luttent
humainement et que, quitte à encourir pendant quelque temps une incompréhension
même grave et même de ceux dont on se sent le plus proche, le service à long
terme de vérité, liberté, humanité doit rester strictement prioritaire.
1.
Darwin, Freud, Lorenz
Ecrire
comme on le fait ici, c'est reconnaître qu'on a renoncé à faire comprendre leur
niveau d'absurdité à bien des sociologues et autres spécialistes de choses
dites sciences humaines quand, tout en se réclamant de l'expérience, ils prétendent se fonder sur des blablablas de
pseudo-philosophes et s'arrêtent à un empirisme en s'aveuglant sur ce qui va nous occuper : l'histoire
replacée dans l'évolution et donc l'animalité de fond encore trop présente
dans le comportement et le ressentir humains. Grâce à Freud, l'aveuglement est moins dramatique en psychanalyse. Mais tout de
même, de façon inévitable et comme on va le rappeler, l'aventure freudienne est
partie d'un tremplin dévié, et il faut d'abord une vue historique pour situer
l'ampleur et la gravité du débat.
Un des immenses mérites de Lorenz est d'avoir
placé son œuvre, et le travail éthologique en général, dans la lignée de Darwin
et de Freud, c'est-à-dire dans la compréhension de l'évolution biologique globale :
les développements d'organes et de comportements
sont strictement inséparables, et seule l'éthologie a su l'éclairer
suffisamment.
Darwin
avait déjà aperçu cela, et ainsi rendu aberrante une trop grande séparation de
l'homme et de l'animal. Freud à son tour était certes imprégné de Darwin (qu'on
pense au minimum à Totem et tabou), mais sa découverte de l'inconscient et du "refoulement"
s'est faite comme il était inévitable qu'elle se fasse : là où le "refoulement"
n'était pas trop actif. Or
des quatre grands moteurs du comportement,
les deux plus anciens en termes évolutifs, la faim
et la préservation,
sont relativement peu sociaux et donc moins sujets
aux inhibitions sociales,
alors que les plus récents, la sexualité et
surtout "l'agressivité" (l'expansivité)
ne se développent qu'à coups de réorientations
et refoulements,
dans des aléas historiques que rien de rationnel
n'a encore maîtrisé.
Freud ne pouvait donc pas découvrir les
fonctionnements de l'inconscient sur l'essentiel social, parce que l'essentiel
social se passe au niveau de ce qui est le plus actif, constant et omniprésent, donc le plus réorienté
("refoulé") dans toute telle relation : la tendance à l'expansion parmi les semblables (vite déclencheur
d'agressivité), et non pas la sexualité. Pour caricaturer : Freud a inévitablement découvert et étudié le "refoulement"
là où c'était accessible en son temps, c'est-à-dire en matière sexuelle, mais par conséquent là où, si violent que ce
refoulement puisse être, il est faible ou négligeable à côté de ce qui se passe
tout le temps et partout : les poussées expansives.
De là les
fautes sur "l'instinct de mort" et autres déviations, au lieu de la
prise en compte de "l'agressivité", incomparablement plus neutre, féconde
et éducable ; de là le pessimisme et les échecs de Freud et du freudisme.
Dont des pans
considérables de la psychanalyse actuelle.
Ce n'est pas
une mince affaire, mais il est souhaitable qu'avant de hausser les épaules et
de refuser de lire ce qui suit, comme presque à chaque fois que se fait jour
une évidence non encore tamponnée grégairement, quelques personnes s'informent
sur les travaux de Lorenz dont revoici une vue particulièrement géniale, due à
Lorenz lui-même, et que tous ceux qui ont lu assez d'éthologie ne peuvent
qu'approuver :
[L'évolution
est un fait] : auréolé d'une puissance convaincante absolue, d'une beauté
enchanteresse, d'une grandeur qui bouleverse d'admiration. Quiconque le saisit
ne risque pas d'être écœuré par la reconnaissance, due à Darwin, que nous
partageons avec les animaux une commune origine, ni par la découverte, due à
Freud, que nous sommes encore menés par les instincts de nos ancêtres préhumains.
Au contraire, ce savoir inspire de nouveaux sentiments de respect pour les
fonctions de raison et de responsabilité morale survenues au monde avec
l'humain et qui, pourvu que cet humain ne s'acharne pas à la dénégation aveugle
et arrogante de son héritage animal, lui donnent le pouvoir de le contrôler.
(K.
Lorenz, Sur l'agressivité, ch.
XII, d'après la traduction anglaise de M. Latzke, éd. Methuen, Londres 1970 —
p. 193)
2. On ne peut éviter le politique en
psychanalyse
Le livre du Dr. Pezé (référence en introduction
ci-dessus ; les numéros de pages indiqués ci-après renvoient à cette édition) parle de souffrance au travail, et précise les
effets notamment psychiques des conditions actuelles de ce travail. Il ne
s'agit pas de refaire ici le tableau des crimes contre l'humanité qui
aboutissent à surmener et pervertir les travailleurs alors que jamais il n'a été
aussi facile de produire : mais on peut au moins redire d'une phrase que
le problème actuel des psychotiques portés au
pouvoir par la barbarie historique
est d'écarter de la contribution sociale
positive le plus de gens possible
pour diviser les êtres et les peuples et ainsi
perpétuer une domination insensée.
Il
est donc inadmissible de se contenter de parler de "système" chaque
fois qu'on rencontre le couple mortel pervers/victime, et d'ainsi manquer
l'explication à la fois globale et locale qui restitue le rôle de l'agressivité-surdéveloppée-en-perversion
– dans l'effet politique planétaire
(automatisation-chômage-dévoiements-commerciaux, nationalement ; bellicisme
morbide, internationalement)
– aussi bien que dans le psychisme individuel du
bourreau et de la victime.
Est-ce
la sexualité qui fait que le bureau de Madame Pezé a été changé de lieu
vingt-sept fois (p. 13) pour tenter de l'empêcher d'exercer son métier — ou l'agressivité contre une "femme à abattre" (il y en a
d'autres dans l'actualité) est-elle une explication au moins envisageable ?
Est-ce la sexualité qui reproduit, au niveau
des dirigeants et cheffaillons d'entreprise, l'art des monstres politiques à
diviser par la brutalité — ou les évidences
de cultures et déchaînements agressifs méritent-elles d'être plus directement considérées ?
Est-ce la sexualité qui "virilise"
par l'attribution de gadgets directoriaux (voiture de fonction ou téléphone
satellitaire) — ou le goût de la
domination issu de l'agressivité
des primates vaut-il enfin d'être considéré dans sa simple et illuminante
puissance explicative ?
Est-ce la sexualité qui peut donner l'extraordinaire
tableau (pp. 55-56) d'agressions contre les sub/ordonnés, tableau complété ensuite sur plusieurs pages
(manques éclatants au savoir-vivre élémentaire, contrôles en harcèlements, étalage
de jouissance à imposer des tâches impossibles), sans que le mot d'agression ou
ses dérivés soient écrits une seule fois — ou en ces affaires d'agressions est-il permis de mentionner l'agressivité ?
C'est
comme ça tout au long de ce (très beau) livre. On est ainsi gratifié d'un "second
corps", le corps "érotique" (pp. 48, 129, 183) comme si la détente
après décharge par exemple (et en général le rééquilibrage par "principe
de plaisir") n'existait qu'en sexualité : comme si par exemple le
combat sous toutes ses formes était forcément sexuel, à coups de poings, de
mots, de jeux, de balles ou de bombes — les guerres, les sports (dont les arts
martiaux), les élections ou les conseils d'administration etc., pures
manifestations d'Eros ?
Mais il faut arrêter parce que les erreurs de
ce livre — si souvent bouleversant de vérité et de générosité attentive — ne
sont qu'un cas, il faut le répéter, de certains aboutissements partis de l'erreur freudienne : la
simplification sexualiste au lieu de la compréhension éthologique. Plus précisément,
pratiquement tous les êtres humains actuels en sont vis-à-vis de l'énorme agressivité
à un stade de naïveté incomparablement plus primitif qu'on ne l'était vis-à-vis
de la sexualité il y a un ou deux siècles.
Simplement, parce qu'à force cela prête à
sourire, on peut retenir encore une petite aventure, où la censure totale,
freudienne, de l'agressivité, se manifeste de façon assez spéciale. L'affaire est
contée p. 174. Madame Pezé convoque un directeur après une tentative de suicide
d'un employé (torturé par la chefferie des mois durant). Bien entendu le
cheffaillon se défend par défausse technico-commerciale (logiciels d'évaluation
et autres obsessions de benchmarking) — car on ne dit plus, comme les anciens nazis, "j'avais des
ordres" mais "je n'ai
fait qu'appliquer les règles du métier" (relisez ce même parallèle dans le livre de François Emmanuel, La
question humaine, éd. Stock 2000, avec
les précisions aussi très "techniques" pour les gazages en camions dans
les camps de la mort) —. Avec tristesse et colère, Madame Pezé rend compte d'une
longue tentative de dialogue, brisée par la surdité et l'opposition de telles références
informatisées ; enfin, n'en pouvant plus, au moment de faire sortir la
brute, elle écrit : "j'ai envie de lui taper dessus".
Seulement avec votre corps érotique, docteur ?
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire