Ce
n'est vraiment pas pour le plaisir.
Deux textes surtout feront l'objet de ce
travail-ci : ce sont, dans les approximations françaises (on n'ose parler de
traductions), L'envers du miroir
et Les fondements de l'éthologie.
On ne se privera pas de rappeler le Lorenz autrement profond, si souvent simple
et chaleureux de On Aggression :
mais ce sera hélas souvent pour marquer la distance entre le combattant de vérité,
inévitablement assez isolé et décrié, et certaines tendances de parvenu nobélisé
à se prendre pour la science.
Comme
d'autres très grands — Galilée ou Molière, Diderot ou Einstein — Lorenz gagne à
être médité une vie durant, et longtemps après lui, surtout par ceux qui
veulent savoir et non
parader ou tricher en quelque vil profit ou pouvoir. Mais comme d'autres très
grands aussi, seulement peut-être de façon plus surprenante et radicale, il se
laisse parfois emporter par ses imprégnations ou ses passions à l'encontre de
ce qu'il a lui-même accompli de plus remarquable. C'est un sinistre service
rendu aux paresseux et aux imbéciles : car il est très facile alors de le
rejeter en bloc pour revenir chacun à ses propres illusions, tandis qu'il
devient bien difficile de faire l'indispensable tri entre des arguments
imparables, leurs limites d'application, et des dérapages en direction de préjugés
sociaux et politiques.
Dans ce blog en général, dans les textes de
fond en particulier, on n'invite pas le lecteur à la facilité.
Quitte à
préciser ensuite, le plus gros est vite dit : quand il utilise à plein son
extraordinaire érudition de biologiste, Lorenz propose toujours des leçons
essentielles — tant en science que, par là même, en synthèse et affaires
humaines, ou comme on dit en philosophie — ; quand au contraire il se prétend
philosophe et qu'en fait il se réfère aux monstres de hâblerie ignare qu'on étale
sous ce nom dans les enseignements officiels, il déconne.
Je ne cherche à choquer que ceux qui méritent
de l'être, et je souhaite éviter, à eux comme à moi, leur lecture ici. Je
m'adresse à des esprits avides de connaissance et d'humanisme : ce public
aujourd'hui si restreint vaut, lui, toutes les attentions. D'ailleurs, il ne
pourra pas trop s'étonner qu'il y ait chez un auteur de grandes choses et de pénibles
stupidités : humains nous sommes tous, et rien de ce qui est humain ne
nous est étranger, pour le meilleur et pour le pire. Toutefois, si exister revient
à assumer des contradictions, certainement Lorenz vit fort intensément et, comme
disait Einstein, les contrastes et contradictions qui peuvent coexister sous un
même crâne défient tous les systèmes, philosophiques et politiques. Ces rappels
faits, on peut centrer le travail sur la cohérence, exigence que les deux ouvrages jumeaux de Lorenz
mettent fort à mal.
Une image
suffit à faire vite le tableau de la faute : une construction solide,
pleine de richesses, pour une part inattaquable, mais fondée puis noyée dans
une vase meuble, parfois bien sale, et qui donc ne peut permettre de dresser le
travail vers les hauteurs qu'il faudrait. Des vieilleries scolastiques toujours
régurgitées en affaires de principes premiers ou de fins dernières font la boue
où Lorenz patauge : ce fatras, de notions comme les a priori de Kant et la téléonomie, lui fait affirmer avec la même assurance
– des faits de la plus haute importance, tirés
de sa science de l'évolution
– et de pseudo-conclusions, faussement déduites
de ses "chères habitudes" traditionnalistes voire brutalement réactionnaires.
C'est-à-dire
que, là où la cohérence est la plus nécessaire (à la base, puis en orientation par prise en
compte de la ligne d'ensemble), il la néglige — là où la méfiance pour de simples préjugés doit être
absolue, il s'enthousiasme d'être fidèle à ses références les plus anciennes et
les moins justifiées.
En
affaires de savoir en général par exemple, il est évident que la plus grande leçon vient, depuis Galilée, du
développement de la méthode expérimentale — il est évident que les
cabrioles de nominalismes anciens comme d'opérationnalismes nouveaux ne sont
que des voiles, destinés à faire accepter des perversions techniques au service
des potentats au lieu d'encourager les réflexions de fond menant inévitablement
aux extensions simultanées des prises de conscience scientifique et démocratique. Les vices d'enseignement au service d'Etats et
pouvoirs montrent et répètent de siècle en siècle que les soi-disant théoriciens
de la connaissance sont de simples fantoches, utilisés en université pour empêcher les étudiants de reconnaître les leçons les plus
importantes de l'expérience, histoire et science. Alors, se référer sur ces
questions à de tels salonards de couloirs ministériels ou conventuels fait une
référence un peu mince. Certes, pour citer deux célébrités du genre, tout n'est
pas aussi bête et mauvais dans Popper que dans Kuhn : Popper sait des
choses même en physique, et puis ce vieil ami de Lorenz s'en rapproche par tant
de choses qu'il n'y a rien de surprenant à les voir raisonner ou déraisonner
ensemble. Seulement Popper n'a été célébrisé que pour des circonstances d'antimarxisme,
volontiers confondu avec l'anticommunisme primaire, et ça ne vole pas très haut.
En physique par exemple, mais aussi en bien d'autres domaines, on peut savoir
qu'Einstein a réfléchi à quelques problèmes, à des niveaux nettement plus
profonds que Popper : or en cette science Lorenz cite
– Bohr, qui est une ordure criminelle
– Bridgman, à qui il est rarement arrivé
d'avoir des idées plus générales que l'étude des hautes pressions
– Heisenberg, mais justement là où il est perverti par Bohr et la
pseudo-philosophie d'irréalisme éhonté en affaires de quanta
– enfin même Planck, mais en le rattachant contre toute vérité à Kant
tandis
qu'il ne cite JAMAIS Einstein (ni, soit dit en passant, Diderot, directeur de
certaine Encyclopédie qui a fait date, et doué de quelques idées en affaires de
savoir : or Lorenz lisait, et savait même s'exprimer en parfait français) !
De telles
choses sentent déjà fort mauvais, la téléonomie ne vaut pas mieux. Voici l'exploitation qu'en fait
Lorenz.
Il commence L'envers du miroir par la référence à Jacques Monod et au "célèbre"
ouvrage sur Le hasard et la nécessité : ceux qui ont lu François Jacob (La logique du vivant), ou seulement Lwoff ou Prochiantz, voire Grassé (L'évolution
du vivant, monument du
catholicisme intégriste à l'anti-darwinisme primaire) ont appris à faire la
différence entre des biologistes, réactionnaires ou pas, et Monod. Seulement c'est
à la "célébrité" de ce dernier que préfère faire appel Lorenz, pour pousser
à avaler la téléonomie. On ne peut pas laisser passer ça.
Le procédé consiste d'abord à défoncer partout
le vitalisme ou le finalisme, d'après lesquels une force miraculeuse, une
force vitale, serait la seule
explication possible aux propriétés spécifiques du vivant : de ce
vitalo-finalisme, on passe sans peine aux vieux contes de pensée magique d'un
monde fait pour (ayant comme
suprême fin) l'être humain à
l'image de l'inexistant que vous savez. Sottise, dit très bien Lorenz : en
fait, ce que montre la biologie, c'est seulement qu'il y a retour, rétroaction, des phénomènes du vivant aux systèmes qui les ont
d'abord engendrés, ce qui rend beaucoup plus difficile l'analyse des causes
et des effets — "le vivant"
s'adapte (en fait : c'est
seulement vrai pour les organismes qui sur/vivent) —. Mais après cela, Lorenz affirme que cette adaptation se
produit parce que les systèmes
initiaux, ouverts, encore non adaptés, visaient l'adaptation finale ! et il voudrait faire admettre ça en déclarant que
ça ne s'appelle plus téléologie (prévision, dans la nature même, des buts, des fins) mais téléonomie — il prétend que c'est de la science parce que le
jeu de suffixes est le même que d'astrologie à astronomie !
En moins de mots : d'abord on vous assure
qu'on n'est pas finaliste parce que cette attitude a été expérimentalement ridiculisée ;
et ensuite on fait ce qu'on peut pour vous convaincre du finalisme en vous
disant que le mot nouveau pour le dire est bien plus moderne...
Il y a encore
pire.
Oswald Spengler est un fasciste allemand, qui
préférait Mussolini à Hitler, ce qui lui valut d'abord le respect puis la
censure de Göbbels. Son "historicisme" consistait à voir "les
civilisations" comme des êtres vivants, destinés à naître et à mourir pour
laisser place à des adaptations supérieures, dont le totalitarisme du Duce
italien lui paraissait le parangon. Lorenz s'extasie sur le fait que Spengler a
ainsi assimilé "les civilisations", non définies, à des êtres, et il y insiste ensuite pour donner à
partir de là sa propre vision de l'histoire...
Ce n'est pas seulement stupide, c'est très
triste. Lorenz est d'un côté si ébloui par les capacités extraordinaires
d'adaptation de l'espèce humaine, et tout spécialement les capacités de
savoir, qu'il en parle, non sans
raison, comme d'une nouvelle
forme de vie ; et de l'autre côté, il "oublie" que les empires qui se sont succédés ne laissaient chacun passer qu'une
part de LA civilisation, et une toute petite part du savoir, universels. Le même
Lorenz confondant ainsi des pouvoirs successifs et la culture,
le savoir, universels, c'est un cauchemar.
Quand on a passé nettement plus de temps à lire
et relire Einstein que Spengler, et Galilée que Monod, on a bien du mal à
comprendre comment les débuts déjà remarquables de science peuvent ainsi être réduits
à de simplistes absurdités. Les soi-disant "deux postulats" de réalité
essentiellement indifférente à toute prise de conscience, sur lesquels s'appesantit en vain Lorenz, n'ont guère
de sens : il n'y a pas "un postulat de réalité extérieure", et "un
postulat de capacités du chercheur issues de l'évolution". Tout au
contraire, ce que montre toute
l'expérience et en particulier la biologie, c'est que la misérable part jusqu'ici
utilisée des capacités humaines a déjà suffi à faire concevoir, par exemple,
l'insuffisante réalité de l'espace et du temps (a priori kantiens entre tous) aussi bien que la vanité des
penchants à la pensée magique et finaliste : or cette part d'accomplissements
n'est rien à côté de ce que pourra
donner une éducation universaliste planétaire — Langevin disait : notre
science est encore dans l'enfance.
C'est là que le drame se noue. Négligeant les nécessités
de la lutte pour humaniser le
monde, Lorenz en revient à un traditionnalisme borné. Il voit le danger de
bousculer les segments utiles, parfois admirables, de notre immense héritage :
ce n'est pas une raison pour se ranger, comme il fait sous paravent de
philosophie, à la ligne obséquieuse ou capitularde d'un Goethe à la
scientificité plus que douteuse ou d'un Kant franchement étanche à la démarche scientifique.
Car cette ligne a fait germer le venin de Hegel et ainsi délaisser l'œuvre, vraie
et humaine, des Lumières et de Diderot. Il n'est sans doute pas juste de prêter
à Goethe, surtout comme aphorisme, le vilain mot qui "préfère une
injustice à un désordre" : mais il est sûr qu'après l'Encyclopédie et
la grande Révolution française, nul n'a le droit de s'aveugler sur le fait que le
plus intolérable désordre est l'injustice, la catastrophe d'oppression et d'obscurantisme qui ajoute, aux plus
grands risques pour la survie de l'humanité, l'agressive bêtise de sadiques du
pouvoir à l'indifférence de la nature.
Admirable dans sa branche, nul en synthèse, il
y a d'autres exemples : dans ce genre à côté de Lorenz, Marx, déversant la
glu dialectique de Hegel pour monter sa téléonomie du triomphe inéluctable du prolétariat, dont les
lambeaux malsains suffisent encore à aveugler tant de progressistes en notre
temps.
Non, ce n'est vraiment pas pour le plaisir
qu'on doit dénoncer les horreurs de tels esprits : mais il faut, inéluctablement,
s'enrichir d'une part de leur œuvre pour la dépasser, et se libérer de ce qui
n'était qu'eux.
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