Il faut
revenir, et assez longuement, sur un travail déjà commenté dans Actuel
29 : le livre de Christopher Hitchens, Dieu n'est pas grand.
Le plus important :
Il
y a des centaines d'auteurs
qui parlent d'athéisme — à la mode même chez les Anglo-Saxons depuis quelques
années —. Il y en a qui vont jusqu'à analyser le caractère mythique des
racontars religieux, les absurdités de leurs textes et des tendances à la vie
"spirituelle", leurs faussetés de plus en plus patentes avec les
progrès de la connaissance scientifique et historique universelle, et les
rapports intimes des religions (spécialement monothéistes) à la criminalité
guerrière et sociale. Aucun n'arrive à ce qu'a réussi Hitchens — qui se sert certes, et parfois de près, de
travaux antérieurs : mais de moindre percutant —. Si déplaisants que
soient à l'occasion l'auteur et son cheminement — on va en reparler —, depuis
Voltaire et Diderot personne n'a réussi à dire et faire voir aussi net
l'horreur et les barbaries religieuses. Il ne faut donc pas le ranger précipitamment parmi d'autres, alors
qu'il est le seul à atteindre pareil degré de justesse : il faut le lire,
le relire et le diffuser, en
faisant la comparaison aux verbiages, égarements et peu reluisantes timidités
au-dessus desquels il se hausse admirablement.
C'est dans cette ligne qu'on va s'essayer de
nouveau à en rendre compte.
D'un côté,
il y a une réalité (une intériorisation
psychique profonde, d'autant plus maladive qu'inconsciente) des illusions. Il faut comprendre dans ce sens que les
pesanteurs de l'histoire se traduisent, même chez beaucoup de gens qui se
veulent détachés de la mésaventure religieuse, par des manifestations
d'acceptation inconsciente résiduelle, voire de nostalgie. De l'autre côté,
ceux qui cherchent que croire
ont surtout tenté d'apprendre le plus possible, donc en s'efforçant toujours de
trier le plus universellement
important et sûr, en toute histoire, toute science et toute humanité, dans la
tension extrême de l'essai, l'épreuve, de cohérence.
Il y a des deux chez Hitchens, d'abord éduqué
anglican, puis orthodoxe grec, puis teinté en ashram, enfin vaguement juif en son dernier mariage :
il rappelle avec attendrissement les longues heures de sa vie, notamment
nocturnes, passées à discuter avec des "croyants" — comme on dit hélas
pour qualifier ceux qui ne veulent "croire" qu'à leurs illusions —.
Mais au delà, il ne cesse de se référer à des pans essentiels de vrai, et c'est
d'autre portée que la causette amicale.
Si on perçoit cette tension, on s'explique
beaucoup de son cheminement. D'abord soumis, enfant, au catéchisme, il s'est fait
trotskyste sincère et, plus longuement, fidèle à Orwell ; enfin, écœuré
comme tant d'autres des déviances marxistes, il a échoué... dans la mouvance néo-conservatrice,
tout en critiquant férocement la Bushrie. C'est dans tout cela qu'il faut
tenter de voir un peu clair, parce que cette explication en commande beaucoup
d'autres.
Par légions,
des humanistes issus des contre-éducations encore actuelles sont plus volontiers
empathiques que rigoureux. Leurs contradictions laissent d'abord pantois :
– Diderot même, parfois douteux sur
l'esclavage, s'est aussi perdu en fréquentations de la cour de Catherine de
Russie (et on en tire prétexte pour ne dire mot de la fondation de la
philosophie expérimentale !)
– Romain Rolland a conservé jusqu'à sa fin une
incroyable amitié pour Claudel et — ce qui est encore plus difficile à accepter
— Alphonse de Chateaubriand, chantre en France de la Kollaboration avec le
nazisme
– Orwell secoué de nausées du stalinisme
trouvait après 1945 le Churchill
des Mémoires "bien
sympathique" (Churchill, crime grec et discours de Fulton !)
– Camus allait chercher des informations, sur
la théorie de l'évolution dans Jaspers (!!!), et sur Marx dans des
collections dirigées par Raymond Aron (ceci plus raisonnable, car il y a bien
des choses dans Michel Collinet qu'aucun marxiste n'a jamais tenté de méditer :
mais enfin il y a aussi des textes lisibles de Marx, et ceux-là ne sont pas
tordus à l'envers de l'histoire pour critiquer l'aventure communiste).
Au contraire, des cœurs secs ont accompli une œuvre
irremplaçable : il est de mode aujourd'hui de souligner le Voltaire
cupide, profiteur des pires politiques, en oubliant les dénonciations du Dictionnaire
philosophique et des grandes études
historiques.
Contre ces deux lignées en tout cas, on voit proférer
des condamnations sans nuances, que les juges en soient conscients ou non. Cela
fait fi des progrès dus à
tous ces auteurs. C'est d'abord ridicule, et peut vite devenir criminel.
A l'inverse, on voit se multiplier ces années-ci
des passes d'armes entre des cliques qui se rejettent mutuellement l'accusation
d'être de nouveaux BHL : alors que toutes sont de la même nullité, et manifestent simplement
le goût du m'as-tu-vu dans l'indifférence pour le plus sûr du savoir, en prétendant
à une "raison" détachée de parts acquises et vitales d'expérience et
de méthode, et en négligeant ainsi l'intrication désormais absolue de
philosophie et science.
Listes de fautes sans fin. Notre temps crève
partout de ce refus du suprême effort, de ce refus de la suprême justesse
qu'est l'humanisme plein, et
empathique et rigoureux, global, dans
la ligne surtout de l'Encyclopédie. Or sur ce thème, il n'y a aucune raison
d'en vouloir particulièrement à Hitchens :
– lui ne néglige nullement l'unité expérimentale histoire-philosophie-science
– il a des condensés d'arguments absolument
uniques et irremplaçables, alors que c'est très difficile dans un sujet — le
religieux — qui touche à tout
– il n'est que rarement infidèle à l'héritage
de libre pensée : il rappelle nettement et tristement ce qu'a représenté
l'espoir communiste — et s'il ne se hausse pas jusqu'à voir l'immensité de
l'apport éthologique, il crie fort et juste la nécessité de la mise à jour par
de nouvelles Lumières.
Il est donc seulement très regrettable que son
livre, si fort à lire et relire, pèche lui aussi par la faute qui nous
assassine depuis si longtemps : l'absence de synthèse actualisée vraiment
globale — donc avec l'audace contre les potentats.
Tant pis. Mais avant même de regretter, il faut
constater.
L'itinéraire
de Hitchens semble donc d'abord simplement celui, fréquent et lamentable, qui
fait évoluer vers la réaction après une jeunesse généreuse : c'est si
commun aujourd'hui qu'on en fait presque toujours l'objet de réflexes (au pire
un motif pour à son tour s'abandonner à la lâcheté, au mieux si on se raidit un
critère de rejet), au lieu de chercher à le comprendre. Ainsi parmi les plus abrutis, on ânonne que
"si on n'est pas de gauche à vingt ans, c'est qu'on n'a pas de cœur — si
on l'est encore à quarante, c'est qu'on n'a pas de tête" : qu'on
songe pourtant une seconde, par exemple, à Marx et Einstein, socialistes jusqu'à
leur dernier soupir, fort différemment mais aussi farouchement l'un que
l'autre : "pas de tête", ni l'un ni l'autre ? Tandis que la
crapule des Seillière, Kessler, Debray ou BHL offrirait des modèles de grands
esprits ? Constater, évidemment, exige d'analyser et non de se ranger dans le troupeau de moutons.
On peut partir alors de ce que la fascination
pour le pouvoir s'exerce chez tous les humains. Si dès la jeunesse elle est
assez forte, et qu'en outre elle s'accompagne d'une reconnaissance de
l'importance extrême de l'affaire politique dans la vie des gens, elle a toutes
les chances d'échapper au contrôle rationnel : il faut une science considérable,
et une réalimentation perpétuelle par l'empathie (la capacité à rééprouver avec
les plus misérables les malheurs et barbaries de l'histoire), pour ne pas se
laisser entraîner d'abord au sentiment d'impuissance puis au reposant rejet même
des opprimés, finalement vus comme simples oppresseurs potentiels. Exiger
ainsi science et empathie ne revient
jamais à excuser les pantins abjects qui se parlent en philosophes et ont de
longue date renoncé au partage du vrai, du savoir ; cela ne fait jamais pardonner
les déviés du confort individuel, avides seulement de ce qu'ils peuvent obtenir
de parade et pouvoir — tous ces
cratophiles puants ne manquent
pas d'occasions de relire la réalité : mais ils ont appris à la nier,
la refouler pour préserver leur
misérable équilibre de brutes. Voir ce refoulement et saisir ses facilités,
c'est déjà un pas important pour comprendre.
Or le cas de Hitchens est plus compliqué encore.
On a dit ici tout de suite (Actuel 29) ce qu'il a d'insupportable : une amitié
avec un Tony Blair et une position de conformisme imbécile aux contes et légendes
officiels sur le 11 septembre 2001. Mais ces aboutissements particulièrement déplorables
sont attachés au désir de séduire qui a fait les succès de Hitchens, et dans ces succès il y a son
livre : des lecteurs de ce
blog de plus en plus nombreux en approfondissent encore et encore les meilleurs
traits — l'aptitude à exposer clairement, la recherche de ce qui peut frapper
et éclairer son lecteur : des pans entiers de sa pédagogie respirent et s'étendent
de cette captatio benevolentiæ.
Hitchens, pour le meilleur et pour le pire, a été le gamin à l'esprit vif et à la
séduction naturelle qui désarçonnait ses maîtres (et maîtresses) et n'a cessé
de les révérer : c'est au début de son livre qu'en somme il se dit le
mieux, lorsqu'il rappelle une institutrice naïve, généreuse et "croyante",
qu'il dessine en reprenant à son compte les mots de George Eliot,
si les choses n'ont pas, pour vous et moi, tourné
aussi mal qu'elles l'auraient pu,
c'est en bonne partie grâce à ces êtres
qui ont vécu loyalement une existence discrète
et reposent dans des tombes délaissées.
Voilà
le confort, un peu facile, de Hitchens : il aime encore, tout vieilli, une
enseignante à laquelle il a rendu la vie difficile, mais qui lui a fourni matière
à de justes démarches. La suite en résulte : car à force de chercher très
tôt puis de réussir à se faire entendre (ce qui donne de grandes forces), et même
si on veut rester juste, il se fait trop souvent qu'on fréquente de plus en
plus ceux que le pouvoir porte aux tribunes. Alors on ne voit plus toujours net
dans leur vilenie et leur déviance, et on se trouve à dire de façon à les séduire,
eux aussi : souvenez-vous de Voltaire. Ses instituteurs jésuites notaient
sur ses carnets scolaires : puer intelligens sed insignis nebulo (enfant intelligent mais insigne fripon). On le
rappelait plus haut : toute
l'appréciation est juste, tant pis pour les idiots qui ne veulent retenir que
le côté fripon — et plus précisément Hitchens n'est pas un brigand financier
comme Voltaire : sa faute est seulement celle de l'homme public trop préoccupé
de se faire applaudir, non de
faire fortune matérielle —. Si on ne veut pas de lui, de combien d'œuvres (surtout
d'artistes) ne faudrait-il pas se séparer ?
On doit aller bien plus loin, certes. Il n'est
pas sûr, quand on a mesuré la puissance et le caractère inconscient de l'agressivité
éthologique (base de ce goût de séduire, de se faire place — expansivité — et de se faire entendre), que même Marx ou Camus
aient toujours su clairement faire le tri entre
– ce qu'ils cherchaient à éclairer au nom de la
raison, et
– ce qui procurait un public "selon leur cœur"
dans les résonances du temps.
Il
est sûr que Staline, par contre, ne s'est pas donné grand mal sur cette question
— et il est plus sûr encore que d'autres dictateurs, dont la plupart des papes
par exemple, se sont fort peu occupés de raison vraie...
Mais qu'on revienne au bon côté du palmarès, vers
ceux qui ont le mieux dit le plus complet de l'humanisme. Montaigne a gravé
Nul de nous ne pense assez n'estre qu'un.
Einstein
a dit à propos de sa
propre mort — de façon un peu vive, alors que son chagrin pour la disparition
d'amis s'accorde moins à cette formule —
Je me sens tellement une part de tout ce qui vit
que je ne me sens guère concerné
par le commencement ou la fin d'existence de
quiconque dans ce flux éternel.
On
a là les éléments d'un bien meilleur choix. Peut-être qu'en tout, ceux qui se
sont le mieux tenus jusqu'au bout ont été du côté d'Einstein plus souvent que
de Montaigne : c'est-à-dire du côté de l'exigence de rigueur et de
vision globale autant que de communication avec d'autres, fût-elle intense et véritable — et non du côté de ceux
qui ont privilégié cette
communication au détriment de la cohérence
d'ensemble —. Il semblerait alors que Galilée, ou Darwin, ou Einstein,
demeurent dans leur expression simple, proprement philosophique, au
quotidien (donc hors question
d'ampleur des accomplissements scientifiques) des exemples plus sûrs que ceux
qui savent directement nous plaire à la lecture...
... comme Hitchens et bien d'autres.
D'importance inégale. Car tous les plaisants
n'ont pas réalisé ce que Hitchens a su faire, comme nul depuis Diderot, à
propos de l'aberrance religieuse. Je maintiens qu'il s'attache trop aux textes
et mythes, trop aussi aux craintes et espérances primitives, au lieu
d'insister sur la barbarie historique matérielle, spécialement guerrière, utilisée pour forger les continents de fidèles
(monothéistes surtout). Mais en tout il dit beaucoup, et souvent
remarquablement juste. Car en telles affaires, il ne suffit pas d'avoir pensé à
souligner le sadisme de fond des religieux, de leurs interdits comme de leurs
impossibles et vicieuses exigences : il faut savoir aussi le ramasser en
peu de lignes, et puis le marteler d'arguments et exemples en rythme haletant
pour traverser les barrières efficaces érigées dans l'inconscient par les catéchismes
de l'enfance. C'est cela que Hitchens a réussi dix fois mieux que tout autre. Qu'on écoute un peu comment il a défriché :
L'idée de la torture est aussi vieille que la méchanceté
de l'humanité, seule espèce capable de l'imagination qu'il faut pour saisir ce
que cela peut faire ressentir quand on l'impose à d'autres. Nous ne pouvons pas
reprocher cette perversion à la religion, mais nous pouvons la condamner pour l'institutionnalisation
et le raffinement de pareille pratique. Les musées de l'Europe médiévale, de la
Hollande à la Toscane, sont bourrés d'instruments et engins sur lesquels de
saints hommes ont dévotement œuvré, pour voir combien de temps ils pouvaient
maintenir quelqu'un en vie pendant qu'on le rôtissait. Pas besoin de donner
davantage de détails, mais il y avait aussi des manuels religieux d'instruction
en cet art
les livres fondateurs [de la religion] sont des
fables transparentes, [elle] est un abus, de fabrication humaine, ennemi de la
science et de la recherche, qui a survécu largement à force de mensonges et de
peurs, puis a été complice de l'ignorance et de la culpabilité aussi bien que de
l'esclavage, du génocide, du racisme et de la tyrannie
(extraits
traduits d'après l'original, pdf sur Internet feuillets 75 et 79 ; repris
pp. 299 et 313 dans l'édition chez Belfond).
En résumé : Hitchens explicite plus complètement
et hardiment qu'on n'a su le faire avant lui comment la religion
– prétend soutenir des exigences morales — récupérant en fait, en un langage enflé
de "commandements", des expériences élémentaires dont même un enfant
saisit vite la nécessité ("tu ne tueras point")
– en réalité impose des exigences vicieuses et des racontars sadiques (assassinats
commandés par Moïse ou Mahomet, malédictions et guerres saintes chrétiennes et
autres, etc. ad infinitum) au service de pouvoirs exercés de la façon la plus
violente sur les corps pour ensuite les pérenniser en terreur dans les âmes.
Hitchens parvient donc, dans la liberté chèrement
acquise (et encore timide) en notre temps, à une mise à jour de l'effort Encyclopédique. Les "nouvelles Lumières" qu'il appelle
de ses vœux doivent surtout, après lui, inclure le pont enfin praticable entre
science et philosophie (précisément morale et politique) qu'éclaire et déjà forme le volcan éthologique. Il nous
faut bien sûr aussi la conscience des dévoiements de la physique en automates
de mort et de chômage, robots militaires et civils, bien sûr aussi la perception
de la (très relative) "fin du travail" et de la folie économaniaque
au lieu de la priorité politique, bien sûr aussi la dénonciation de la
perversion d'origine théologique dans la scolastique hegelienne : bien sûr
le tout, la vérité-expérimentale-universelle-globale-science-et-histoire.
Mais Hitchens parle déjà fort bien du fond barbare et rétrograde de toute religiosité,
fond animal-de-pouvoir contre
humain-de-savoir. Hitchens fournit
tous les arguments simples et directs auxquels on ne songe jamais assez contre
les litanies des "croyants". S'il laisse impuissant à comprendre assez profondément d'où tout cela
vient et comment cela fonctionne, il fait grandement prendre conscience de la
pesanteur dans les cerveaux (jusque dans leur constitution physiologique) de l'héritage
bestial et infantile dans l'évolution humaine. Or cette prise de conscience permet à la fois
– de saisir comment la peur naturelle (de mort,
punition, transgression) rend si souvent impossible la simple discussion
raisonnée du sujet religieux
– et d'indiquer à quel point l'éducation et
l'instruction réalistes, humanistes, rationalistes et progressistes, peuvent
soulager l'ensemble de notre espèce
— à une célérité du même ordre de grandeur, par rapport à notre histoire
jusqu'ici, que le temps d'enseignement
de l'écriture à des enfants par rapport aux millénaires qu'il a fallu à
l'humanité pour l'inventer.
En somme, il n'y a pas, il ne peut y avoir d'homme "nouveau" : mais
il y a déjà bien des moyens de structurer les âmes de façon autrement moins sauvage que les
efflorescences stupides de pure "nature" et d'évolution aveugle à
travers les sadismes de théologiens ; il y a déjà bien des moyens de
montrer et faire entendre.
A quand donc ces écoles progressistes, que tant d'adultes ne demanderont qu'à fréquenter,
au lieu d'attendre la fin des guerres de gourous ?
Cf. notamment les conclusions des Actuels 79 et
80 ; et Bibliographie II,
Actuel 85.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire