bienvenue, welcome, welkome,etc

Ce blog comporte quatre parties :

– les articles simplement actuels

– des textes de fond, insistant sur le point de vue expressément politique adopté partout ici

– des rédactions plus anciennes par exemple à propos de simples citoyens d’un côté, de potentats de l’autre, aux Etats-Unis

– des échanges avec correspondants qui seraient trop restreints à l'intérieur des cases prévues.


lundi 21 janvier 2013

Actuel 31 : Pour ranimer la flamme de l'éditeur inconnu


Très cher Delaclique Duclan,

Tu fais partie de ces bienheureux qui vivent dans un bocal : tu n'es plus sensible depuis longtemps à son atmosphère lourde de formol, et tu n'en perçois plus les parois de grilles serrées en filtres. Nulle lumière, nul bruit du monde ne risque de te parvenir en pleine force. Tu hausses tranquillement les épaules si on insiste pour te faire aborder tel ou tel pan, même énorme, de l'aventure humaine : tu n'imagines rien hors des limites désormais inamovibles de ton volume. D'autres se fâcheraient d'être accusés de ton étanchéité — pas toi : sûr d'être le modèle même de l'esprit ouvert, tu méprises d'une ironie générale, supérieure et tranquille les êtres sensibles ou sensés. Que tu en ricanes ou que tu en bâilles on peut te causer franc comme l'or, rien ne troublera ta paix. Ton fond c'est, sous protestations de surface, que tu te sens maître, juge et seul digne de l'être.

En affaires d'art c'est particulièrement aisé, et tu te veux foncièrement artiste, ou au moins de goût très sûr. Ainsi jamais tu ne diras, navré de ne pouvoir partager une passion : « je ne comprends rien à Picasso » (ou à cent autres, de toutes tailles et de tous genres) ; tu décideras simplement : « il est nul ». Ou au contraire, jamais tu n'envisageras de formuler : « pour moi Dali est un enthousiasme de toujours » ; de ta détermination infuse, tu le sais, « il est le plus grand », et tu foudroies là-dessus de ton assurance sans t'occuper d'arguments. L'art vrai c'est toi, ou personne.
Tes décisions sont de même sans appel en science. A des nuances près, ton attitude y est aussi vite définie : tu as décidé que tu connais et sais faire connaître tout ce qui en vaut la peine. Par ignorance pure ou par égarement en modernité, dès qu'il s'agit de rigueur tu manifestes des mépris plus rapides encore qu'en questions de beauté : c'est signe de folie, depuis ce que tu crois être tes hauteurs, d'être préoccupé d'autre chose que de tes repères et orthodoxies — surtout que pour rien au monde tu ne les avouerais sous ce nom, toi pour toi originalité personnifiée.
Il est plus raffiné de te suivre en philosophie. Ta foi en miroir t'interdit d'accepter le qualificatif de religieux, et pourtant tu ne reconnais comme philosophes que des baratineurs qui ont vis-à-vis du savoir vrai la même inertie absolue que toi : c'est-à-dire que seuls sont à tes yeux philosophes ceux qui savent aligner impunément des mots comme en discours électoral, avec pour référence ceux qui ont fait pareil avant eux — quitte à aberrer sans vergogne sur ce qui était connu déjà de leur temps voire de temps bien antérieurs, comme font Aristote, la Bible, Kant, Hegel et bien d'autres —. Autrement dit, non seulement tu élèves le plus haut possible un mur sans fissures entre science et ce que tu nommes philosophie, c'est-à-dire finalement entre expérience et pensée, mais derrière toutes tes hargnes parfois anticléricales tu ramènes l'œuvre de cohérence globale à la connaissance de tes seuls textes sacrés, très précisément comme le plus sourd théologien. Le fond, évidemment, est toujours le même : c'est toi le chef, le pape, et c'est tout. Tu es clerc, et clerc dans l'âme : que ta source soit en Verbe saint ou dialectique, que tu veuilles connaître seulement de Marx ou Proudhon, Husserl ou Heidegger n'a aucune importance ; ce qui compte, c'est que tu puisses te saisir de phrases assez restrictives, obscures ou ambiguës pour que nulle entente large et commune ne soit possible, et que tu puisses rêver que tu es seul à comprendre — dans l'espoir d'en faire pouvoir, avoué ou non. Or on ne joue pas à ce jeu-là avec Galilée, Diderot ou Einstein : que ce soit dans le domaine qui leur est reconnu ou dans leurs synthèses, ils sont clairs et sans ambiguïté, et c'est pour cela que tu n'y voudras jamais voir des philosophes.
Reste le ou la politique. Mais tout est dit déjà. De l'histoire comme de l'actualité, si tu retiens quelque mouvement, c'est aussitôt selon toi la priorité absolue et le seul critère concret d'humanisme et d'humanité ; ta position sur le sujet est la seule admissible ; et ceux qui ne te situent pas, voire ne te poussent pas au sommet de ces essentiels, sont des imbéciles ou des traîtres. Vastes traditions de lutte contre les injustices et privilèges, faits divers microscopiques ou un peu plus sociaux, euthanasie, OGM, nucléaire, religions, tu es seul à connaître partout ce qui compte, ce qu'il faut dire et le moment où il le faut — par contre tu n'aimes pas beaucoup la prise de parole de gens qui ne soient pas des cercles de tes intimes, et tu trouves matière à satisfaction à peine amère que si peu de monde ait envie d'entrer dans cette élite.

Le tour n'est pas fait après ce parcours : il y a encore un compte à régler, qui va bien avec l'ensemble de ton ego. Si, bien entendu, tu adores parler de tes productions — toujours, à te croire, d'éclatants succès — et de tes vénérations, tu n'es pas très patient pour entendre ce qu'on cherche à te dire malgré tout. Mais tu dois éprouver parfois quelque gêne, c'est du moins ce que la générosité incline à faire penser, à cracher de haut et de loin sur des textes et des arguments que tu n'as pas pris la peine d'examiner. Ta préférence alors est d'accuser les autres de vaine polémique : cette affirmation de caractère général n'a pas à s'encombrer de précision quelconque, et elle te sert de passe-partout pour rejeter fermement tout ce qu'on te propose, sur quelque sujet que ce soit, et en te figurant parfois un sujet totalement étranger. Mais parfois aussi, tu déclares que ce dont on te parle "mériterait d'être écrit en meilleur style" : le bon style étant, chacun le sait, le tien ou à la rigueur celui de tes épigones. En tout, on fouillera en vain, des temps anciens aux modernes et de la pure littérature aux grands textes de savants, pour trouver un auteur que tu n'aurais pas censuré au nom de ton sens unique de l'argumentation ou de l'esthétique : ainsi ce n'est pas à l'écriture ou à l'intérêt d'un contenu seulement que tu n'as rien compris. C'est à la liberté.

On se demande après cela, à te lire et te suivre comme il est parfois inévitable, ce à quoi tu crois vraiment au milieu de tes parades pour la cause humaine voire progressiste. C'est là que le bât blesse. Car que toi et tes pareils préfériez chaque fois votre haine, de vos parfaits homologues rivaux et concurrents d'autres sectes, à toute unité d'action contre les plus évidentes brutes, au fond on s'en fout et tant pis pour vous. Mais vous attirez inévitablement par votre tam-tam des êtres et des forces qui cherchent à se mettre au service de ce qui compte, qui quêtent des compagnons de lutte parce qu'ils n'en peuvent plus d'être isolés et de vouloir servir alors que tant de gens souffrent et meurent dans des misères noires. Dans la hiérarchie de vos victimes, douloureuses à voir toujours plus amples et terribles, il y a certes d'abord les misérables, mais aussi des âmes sincères et qui veulent aider au mieux-être : et vous, mandarins des sites les plus divers, vous établissez pour éviter toujours que les bonnes volontés s'entendent et puissent agir ensemble. Voilà l'insupportable.
Au bout de tout, ce n'est pas seulement en affaires de science, d'art, de philosophie ou de politique que vous n'avez rien compris, et que vous ne voulez rien entendre. C'est en affaires d'humanité.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire