L'humanité est en panne. Dans bien des coins, de bonnes volontés tentent la reprise du progrès : mais elles négligent cette nécessité, que l'accord de beaucoup de gens sur beaucoup de faits et de points de vue commande le succès de leurs efforts. Or par exemple, celui-ci voudrait interdire qu'on touche seulement à un téléphone portable, celle-là quitte la discussion si on s'en prend à la parapsychologie, et bien d'autres se détournent si on avance que peut-être tout n'est pas dans les textes sacrés de la dialectique...
A l'opposé de pareilles mentalités, de tout temps, les recours de la raison, les nouveaux départs de la vérité, les bases de l'action humaniste, ce sont la cohérence, la prise en compte de tout ce qu'on peut savoir, l'expérience par la science et par l'histoire, avec toutes les relations rigoureuses de faits entre eux. Or comme on vient de redire, c'est aujourd'hui l'incohérence qui règne, avec son cortège de gaspillages de vies, d'équilibres brisés, de souffrances intenses et inutiles. Il faut donc se battre de tous côtés pour retrouver la cohérence. Certes, on ne sauvera pas le monde par des mathématiques, mais certaines négations des mathématiques peuvent contribuer de façon non négligeable à le perdre : c'est cela qui est la source du présent travail.
Hélas il n'y a pas de connaissance sans effort, ce qui permet à chacun de se déclarer bien vite non spécialiste, ou de saisir toute difficulté à comprendre pour accuser l'auteur — au lieu d'avouer une paresse. Il faut tout de même toujours essayer de faire comprendre, et un jour ou l'autre il y aura de nouveau des gens pour essayer à leur tour de comprendre. Le pari pris ici est donc celui, si souvent fécond, de partir d'un fond banal, au moins pour les gens assez accoutumés de mathématiques — et il est encore facile pour un lecteur sérieux de faire appel à eux, par exemple à des enseignants de lycée, voire de collège —. Car il faut renouveler complètement le public de ce savoir, et donc laisser une chance de le repenser, au moins dans les principes de son expression, à tout le monde : base pérenne de science comme de démocratie.
A
un moment sinistre de l'Europe, vers 1925, après un long siècle d'éblouissements
scientifiques et logiques dans tous les domaines, un groupe de cinglés décida
qu'il allait fonder les mathématiques.
Il choisit de faire hommage surtout à deux anciens : l'un digne en effet de
bien des reconnaissances, Henri Poincaré ; l'autre extraordinaire
d'originalité, mais en partie à cause d'une perversion à peine imaginable,
Cantor.
C'était le temps de naissance d'autres
totalitarismes, et le vent de l'histoire soufflait fort dans le sens des maladies
mentales et politiques, des irréalismes les plus hostiles à l'humanité. Ainsi
d'abord, dans la case à côté de la science, en physique, les jeunes loups de
l'Inquisition de Copenhague rejetaient eux aussi toute la vérité historique de leur
discipline au profit de formalismes vicieux, censés remplacer les lents
parcours et cheminements de laboratoires par des devinettes algébriques. Et pareillement
en philosophie, l'héritage théologique hegelien commençait de triompher d'une
tentative à prétention matérialiste...
Dans un tel contexte, le groupe de cinglés grossit
et se fit entendre à une allure qu'on aurait dite impossible une ou deux générations
auparavant. Car il y avait, en faveur de ce cyclone destructeur, d'un côté, l'investissement
des purs pouvoirs dans des techniques de production facilitant les privilèges
par le renforcement des injustices sociales, et de l'autre côté, l'enthousiasme
morbide de fanatiques religieux, trop heureux de voir abandonnés et trahis les
guides sûrs de l'expérience proprement historique et scientifique. Car celle-ci
fonde ses constructions sur des réalités toujours accessibles et contrôlables
par tous : au contraire, les prétentions aux intuitions et Révélations
pures de quelques esprits hyper-élitistes permettaient le retour à l'accaparement des profits et acquis pratiques, immédiats, de la
science, par des pouvoirs et clercs. En fait, aussi bien les résultats techniques
que les rares élucubrations douées de quelque succès demeuraient tous guidés
par l'élan acquis : mais on pouvait désormais voiler complètement
celui-ci, arracher aux classes populaires l'accès à un savoir élaboré, surtout dans
ses profondeurs et ses retentissements politiques, et ainsi laisser orienter
l'enseignement comme la production par des saligauds préoccupés surtout de leur
pouvoir, de leurs censures, de leurs sales "propriétés" matérielles
et intellectuelles.
Le groupe de cinglés ne se contenta pas de se déclarer
seul autorisé à désigner ce qui pourrait être appelé mathématique. Il attendit
que paraisse un esprit assez malléable, assez capable de s'enfermer dans la
perversion et cependant assez fécond, pour le déclarer le plus grand d'entre
eux, et "donc" le plus grand mathématicien de tous les temps.
Cette victime en large part inconsciente, cet
esprit d'une rare agilité et cependant cet ignare affolant du fonds
scientifique, apparut vers 1950 : c'est Grothendieck.
Voilà
toute l'histoire du malheur des gens en mathématiques depuis trois générations.
Cela ne dit pas directement les crimes qui en résultent. Pour donner les moyens
de les faire découvrir, il faut quelques pages.
1.
Cantor, en biographie très abrégée
Tout le monde commence par compter, avec une
lenteur et des difficultés dont les millénaires témoignent encore mieux que les
siècles : peu de résultats ont coûté autant d'efforts à l'espèce humaine
que la mise au jour de la notion de nombre entier. Donc bien sûr et très évidemment,
une certaine notion (très mathématique) du compte et du fini vient longtemps avant celle d'infini.
Beaucoup d'aventure et de travail ensuite amène
à une surprise (vers le temps de Galilée, qui s'y intéressa fort au début du
XVIIe). A chaque nombre entier positif n correspond de façon unique son "carré"
n2, et à chaque carré n2 correspond sa "racine",
c'est-à-dire le nombre initial n. Or tous les carrés d'entiers positifs sont
eux-mêmes des entiers positifs. On a donc une correspondance
"biunivoque", correspondance "un pour un", entre les
entiers positifs et leurs carrés : à chaque entier positif correspond un "carré
parfait", et à chaque "carré parfait" un entier. Cela incite à
dire qu'en un certain sens il
y a "autant de carrés que d'entiers" : il y a correspondance "un pour
un", "biunivoque", entre un ensemble N (l'ensemble des entiers)
et une partie au sens strict de
N (la partie constituée par les seuls "carrés parfaits" : car
ceux-ci ne sont certes pas tout
N). Au contraire, pour des ensembles finis, une telle mise en correspondance
"un pour un", du tout avec la partie, est bien sûr impossible. C'est le cœur de bien
d'autres étonnements sur les ensembles infinis, qui firent méditer Galilée
("il faut se garder d'attribuer les mêmes propriétés aux ensembles infinis
qu'aux finis", écrivait-il).
Vers 1875 Cantor, théologien de goût, profita de
ces curiosités pour déclarer des choses parfois très intéressantes et parfois
très idiotes. Il commença par insister lourdement sur le caractère hautement
"naturel" de la correspondance un-un — ce qui est une confusion
inacceptable entre une élaboration,
qui paraît simple à un certain
niveau de culture, et une conception proche de ce que nous portons tous en nous
dès le départ, ce qui est bien plus réellement naturel —. A partir de cette tricherie, Cantor définit un ensemble infini (affaire fort délicate) par la
propriété soulignée ci-dessus, à savoir qu'il peut être mis en correspondance
un-un avec une partie au sens strict de lui-même : il suffit à ce stade
de faire un sondage parmi les lecteurs (de Cantor ou de ce texte-ci, qui se donne beaucoup plus de mal pour être
compris) pour rire de la prétention de Cantor.
Malheureusement, il n'y a pas seulement de quoi
rire. Car notre savant pervers va bien plus loin : il proclame que notre
âme, et allez donc, a tout de
suite la notion de l'infini (par l'intermédiaire de cette fameuse "correspondance
un-un" si "naturelle"). Et par un retournement certes à creuser,
mais de base très dangereuse, il définit ensuite un ensemble fini
comme... n'étant pas infini.
Cette
inversion mentale a un intérêt logique indéniable : ça se tient, et ça
fait voir l'infini de façon très neuve. Mais érigé en principe, c'est un crime
contre les gens : car obligatoirement on apprend aux tout-petits à compter et ranger, on les aide à
construire peu à peu l'idée du nombre et du fini, ce n'est que dix ou vingt ans ensuite qu'on peut les intéresser à la démarche de
Cantor. De même, on apprend d'abord aux enfants à communiquer, échanger, parler : la démarche de
Cantor revient à prétendre leur donner toutes les formations et informations nécessaires
en les laissant, tout bébés, se débrouiller pour le langage en collant dans
leur berceau une encyclopédie — voire un ordinateur portable.
Ainsi
a procédé ensuite le crime bourbakiste — l'action historique du groupe de cinglés et vicieux qui, à partir des
années 1925, n'a cessé d'agir pour la mise à bas de la mentalité pédagogique-scientifique-démocratique
— :
– d'un côté par extension systématique d'une fausse logique, trop formelle, supposant qu'on peut à son
gré inverser le chemin historique, et partir des acquis les plus enrichis et affinés au lieu
des plus offerts à tous
– de l'autre côté par effacement de ce qui est
l'essence de toute science, l'enrichissement
perpétuel des constructions de l'esprit et des concepts par le retour toujours
renouvelé à l'expérience ; or sans cet essentiel on a :
dénégation de l'histoire,
dénégation de la science et de son ouverture à
tous,
dénégation de démocratie.
De
toutes les arguties présentées pour défendre le crime abstractionniste, il faut
au moins dénoncer ici une des plus frappantes pour des gens peu accoutumés à la
science : à savoir, qu'une démonstration mathématique est établie
"une fois pour toutes", par exemple en géométrie euclidienne (celle
que tout le monde connaît par les architectures simples, celle de
"la" droite et "du" cercle au sens le plus ordinaire). Il
est vrai qu'il y a là une cohérence paraissant d'abord d'une autre nature que des théories
plus directement physiques. Mais si on s'arrête à cette cohérence très
partielle, on ne risque plus d'en trouver d'autres : la contemplation de
l'acquis se fait au détriment du renouvellement, par exemple de la géométrie. Certes à partir
de la réflexion sur Euclide et son choix (dicté par l'expérience) d'axiomes, on peut inventer (très lentement)
d'autres géométries : mais le jour vient où la notion de géométrie elle-même
ne suffit plus, et il est, encore une fois, simplement délirant d'accumuler des jeux d'axiomes, en les
"croisant" comme des grilles, pour inventer d'autres géométries. Ce
qu'il faut au contraire, c'est compter sur toutes confrontations au réel — et d'abord la confrontation aux formes les
plus générales du cosmos, la physique — pour créer des mathématiques toujours enrichies et donc éventuellement
utiles à l'humanité : ce caractère indispensable du réel est aussi vrai en
philosophie, ou en pédagogie, ou généralement en toute connaissance. Cantor,
par conviction religieuse, Bourbaki, par dogmatisme et vanité, c'est le
contraire de
cette vitale fécondité humaniste et humaine.
2.
Grothendieck, en biographie très abrégée
C'est
donc dans un siècle de succès totalitaires, avec deux grands moments de guerre
mondiale (on en a connu d'autres depuis), que naît et que s'enferme dans ses
sentiments Alexander Grothendieck.
On
pourrait attendre d'un juif, meulé par l'existence dans de tels temps de mort, une
autre autobiographie que son livre de "Récoltes et semailles", dans
le mépris total de l'expérience
historique et physique. Mais Grothendieck
a été stylé sous la coupe de gens comme Bourbaki-chef, Jean Dieudonné, et ses
sbires uniquement préoccupés, dans leur présentation de prétendus "Eléments
d'histoire des mathématiques", de nier la plus essentielle évidence,
à savoir la fondamentale et omniprésente
stimulation,
dont nous venons de parler,
de la création mathématique par les mille
intrusions de la confrontation au réel.
Grothendieck
vivra et mourra sans rien savoir ni comprendre de cette origine du monde des concepts et des
logiques.
De ses attaches sentimentales, il retiendra sa
mère. Des autres persécutés, ne seraient-ce que les juifs, il oubliera presque tout :
il oubliera presque tout de l'histoire de son temps — et ne parlons pas des
autres — ; il oubliera presque tout de la physique et largement de la
science de son temps — et ne parlons pas des autres —. Il sera simplement ravi
de creuser sous les notions acquises dans leur richesse ou plutôt leurs raffinements
établis, et s'attribuera comme don unique et suprême d'oublier tout ce qui y
a conduit pour en élaborer des conséquences internes.
On va un peu voir comment, mais
– d'abord on imagine la férocité avec laquelle
cette maladie a été contagiée comme "la seule véritable mathématique" :
les tenants de tous les irréalismes, de tous les élitismes, n'ont jamais rêvé
autre chose que cette prestidigitation qui escamote l'apprentissage et ne
retient que les tours de passe-passe, car c'est ainsi qu'on fait croire au génie,
à la magie et aux légendes
– ensuite, il faut réduire à sa juste place la
comparaison entre Grothendieck et Einstein : car il y a, et il risque de
subsister quelque temps dans les media du totalitarisme financier, des gens
pour oser une telle comparaison.
Il faut élaborer ce second point. On doit
d'abord accorder que rien n'interdit de comparer une paire de pantoufles au
soleil, sous prétexte que l'une et l'autre peuvent servir à se réchauffer les
pieds. Mais il y a évidemment d'autres critères d'analyse et d'évaluation de la
grandeur. Alors,
Einstein est un savant, au plus juste titre admirable
et populaire, parce qu'auteur
– d'au moins une des plus considérables œuvres
de physique de l'histoire, reconnue comme telle par tous les savants et tous
les êtres de bonne foi
– et en même temps, très naturellement, d'une réflexion philosophique et
politique issue de sa confrontation quotidienne aux réalités et aux meilleurs esprits et militants
progressistes de son siècle,
tandis que
Grothendieck est un ours vicié par son refus du
monde, un auteur vaniteux à l'extrême sous ses protestations de modestie, et
dont les démonstrations aboutissent souvent à égarer même dans ce qu'elles pourraient servir à
comprendre. Il l'a su en partie. Il aurait pu en guérir en affrontant les gens
de tous les jours, leurs ressentirs et leurs jugements. Il a choisi
l'enfermement dans les éloges hagiographiques des Bourbaki et Dieudonné. Il est
mort dans la solitude assumée, l'orgueil, et une neurasthénie indicible.
3.
De Cantor en vue de Grothendieck
Le schéma donné ci-dessus pour Cantor ne résume
évidemment pas son œuvre : il faut revenir ici sur certains de ses résultats,
et il n'est déjà pas facile de mener au moins quelques cerveaux à saisir ses
entourloupes, dans l'étouffoir actuel du renouvellement d'"Etats forts",
avec leurs dressages totalitaires aboutissant à écœurer presque tout le monde
de la science, au profit des enfants des "élites". Ce sera encore
bien autre chose avec les raffinements scolastiques extrêmes de Grothendieck.
Voici cependant un essai.
Dans
ses analyses ébouriffantes sur les infinis, Cantor ne s'est pas arrêté à ce qui
peut être mis en correspondance avec les comptes ordinaires, les comptes par
numérotation entière. Il a pu établir le rapport remarquable de ce qui est
ainsi "dénombrable" avec des affaires bien plus fines. En particulier
il a indiqué des liens, de ce qui est numérotable-au-sens-"dénombrable",
avec des morceaux de ce que les mathématiciens appellent la droite "réelle",
ou l'ensemble des nombres "réels" (dénomination à plus d'un titre
risible). Ainsi, Cantor a montré comment passer
– de l'infini le plus directement accessible, mesuré par le "cardinal"
(aleph)0
[c'est en un sens le "nombre d'éléments" de
l'ensemble infini qui consiste à prolonger la suite 1, 2, 3, par les
terriblement faussement innocents points de suspension : 1, 2, 3, ··· où ··· signifie en mots "et cætera", mais surtout
(en concept et c'est bien plus difficile) en considérant en bloc toute la suite des entiers positifs, affirmation d'infini actuel]
– à
d'autres infinis, en
particulier l'infini mesurant l'abondance des nombres
"réels",
dont le "cardinal" (toujours, en un sens, le "nombre d'éléments")
s'écrit
(aleph)1 .
[Plus précisément, il a montré qu'on pouvait considérer (aleph)1 ,
cardinal des nombres "réels", comme mesure de "l'ensemble
des parties" de l'ensemble des nombres entiers, de cardinal (aleph)0 .]
Si
tout n'est pas immédiatement clair dans de telles élaborations, une chose au
moins est limpide : c'est qu'il faut manier ces animaux-là avec des
pincettes ou, comme on dit en mathématiques, avec une extrême rigueur. L'intuition forgée au contact des approximations
géométriques, arithmétiques et analytiques ordinaires, les petits dessins si éclairants
qu'un bout de papier et un crayon suffisent à croquer vite avec leur
signification sensuelle, ne fonctionnent plus. Alors qu'un Poincaré prétendait
rageusement qu'en son temps, "la rigueur absolue était atteinte",
Cantor lui lançait une série de crocs-en-jambe qui faisaient chuter en
incertitudes des propositions parmi les mieux établies. Il fallait refaire,
a-t-on cru d'abord, la logique. En fait — en expérience, en histoire — il a
fallu reconstruire l'idée qu'on se faisait de logique, ou de logiques.
Nul ne prétendra que ce soit sans intérêt, qui
sait de l'histoire des sciences. De là à prétendre à l'impossible injection
de la ou des logiques en priorité de l'enseignement, comme le tentent les obsédés
de l'ensemblisme à la suite de Cantor (et Bourbaki), il y a la distance de la
remarque profonde à l'obsession folle. Les difficultés de la rigueur, et en particulier du maniement sans
faute de l'infini, sont sans conteste une aventure intellectuelle à ne pas
refuser. Mais c'est justement une occasion de se demander ce qui est finalement
la plus grande rigueur :
– celle qui s'enferme dans des définitions en mots
et signes ("logique")
– ou celle qui s'assure indéfiniment de la reconfrontation (par l'expérience)
à une réalité sûrement plus riche, et en
particulier sûrement non contradictoire ?
Ce genre de problème est dit par Montaigne sous
une forme qui simplifie son abord par les humanistes : ainsi, nul ne sait
très bien ce que sont des affaires comme la conscience, ou l'âme. A ces
difficultés, des gens prétendent répondre par rajout de mots sur ces mots mal définis :
ils parlent par exemple d'entéléchie. Nous voilà bien, dit Montaigne :
nous avions au moins quelque idée de ce qu'est l'âme, et on nous bombarde de quelque chose dont nous
n'avons aucune idée, quel progrès !
Eh bien de même et pire, nous avons quelque idée de l'infini, et on prétend
nous bombarder de signes sur lesquels nous n'avons aucun contrôle, aucun
rapport tangible, pour aller de là à "reconstruire" des notions incomparablement
plus naturelles et vérifiables — rappelez-vous Cantor de départ : le fini à
partir de l'infini !
C'est pour cela que la rigueur-prétendue-absolue,
formelle, est dans son essence fausse (et par exemple Russell n'a pas échappé aux dérapages de fond sur cette
question, jusqu'à ce que le théorème de Gödel mette en forme logique l'absurdité
de départ qu'elle contient) : rien ne peut assurer que l'alignement de signes est une cohérence, que garantit au contraire la sûre confrontation
renouvelée au réel. Il est temps
alors de retrouver Grothendieck.
4.
Grothendieck au tréfonds
Avec (aleph)0 et (aleph)1 , on a suivi le passage
– de ce qui concerne les nombres entiers (certes
venus de loin dans la préhistoire, donc très élaborés eux-mêmes, mais bien
assis sur des expériences
simples, innombrables, et toujours offertes)
–
à ce qui concerne le "continu", que bien sûr aucune considération
physique ne permet de construire en rigueur (car il ne peut y avoir de
microscope de grossissement assez infini, qui permettrait de "voir" ses
"points").
Ce
passage est un pari intéressant.
Mais c'est aussi un pari très difficile. Grothendieck, bien sûr sans rien en
dire, dans le respect de l'ésotérisme de ses maîtres, va pousser ce genre de pari au delà de toutes les
bornes connues.
Pour mieux noyer le poisson, on commence par
écarter le recours à une des intuitions les plus vite acquises en mathématiques : celle qui se sert du nombre pour mesurer les distances et ainsi donner un sens
à ce qu'approcher (faire une approximation) veut dire. Au lieu de dire par
exemple "je calcule à 1/100
près", ce que tout le monde peut comprendre, on court-circuite toute idée
que des nombres sont "voisins", et par là que les points qui les représentent sont "à peu de
distance" les uns des autres :
on va s'occuper de définir tout autrement, beaucoup plus abstraitement, qu'on est "au voisinage" de quelque chose. Pour cela,
QUAND, ET SI,
on
réfléchit plus particulièrement sur des ensembles doués de la richesse du "continu"
(genre (aleph)1 ),
on est amené à rechercher des morceaux à partir desquels on puisse construire
une notion nouvelle, très fine et très riche, de "voisinage". On définit
alors une façon de voir comment les éléments d'un ensemble se situent les uns par rapport aux autres : leur situation mutuelle, ou comme on dit grecquement leur topologie. Il est simple, fécond et naturel de s'intéresser
alors, sur la droite la plus facile à concevoir, à ce qu'on appelle des
intervalles "ouverts".
C'est dans cette optique (ce QUAND, ET SI) que sont alors reprises les bases de l'aventure des
ensembles et de la mentalité topologique.
L'intervalle ouvert le plus fréquemment pensé
par les mathématiciens est sans doute le brave ]0, 1[ (si on ne connaît pas, un
prof de collège connaît). A partir de ce cas particulier, on a une foule d'idées
déjà décantées (des intuitions) qui permettent d'imaginer des intervalles plus
grands ou (surtout) plus petits, un peu partout sur la droite, et qui définissent
peu à peu ce qu'on appellera l'approximation et le voisinage d'un nombre connu ou inconnu — par exemple on
pourra approcher, autant qu'on le voudra, un nombre impossible à définir par
toutes ses décimales : "pi".
Si on pense scientifiquement on n'oublie pas, quand on trace sur sa feuille un petit trait pour
s'aider à construire des idées à propos de l'intervalle ]0, 1[ , que c'est
une affaire très compliquée, raffinée, enrichie, et qu'on doit avoir en tête le
plus possible de principes et de résultats la concernant si on ne veut pas
raconter bien vite les pires sottises. Or Grothendieck va complètement
transcender même ce niveau très élaboré de mises en formes et de décantations,
ou comme on dit d'intuitions.
Soit la simple fonction "inverse
de" : au nombre x je fais correspondre son inverse, 1/x. Cette
fonction est continue [attention à ce mot, cf. la note en petits caractères
ci-après] sur l'intervalle en
cause : si je choisis des nombres proches de x, j'aurai aussi des inverses proches — précisément : quelle que soit
l'approximation que je veux réaliser sur l'inverse de x (par exemple l'inverse
de 1/"pi",
l'inverse de ce qui vaut environ 1/3 — 1/3 comme 1/"pi" sont bien dans l'intervalle ]0, 1[ ), je suis
sûr de pouvoir y parvenir à condition de me placer assez près de x.
[Ça devient bien difficile dans
une pratique numérique si je me place tout près de 0 (par exemple autour de un
milliardième), mais enfin c'est vrai. Pour corser les choses, le mot continu appliqué aux fonctions part dans des sens très différents de ce qui
concerne le même mot quand il s'agit des affaires du genre (aleph)1 : plaignez-vous-en aux mathématiciens qui se targuent
tant de logique, et non pas, s'il vous plaît, à l'auteur de ces lignes.]
Alors,
au lieu de considérer la seule fonction "inverse de", des prédécesseurs
de Grothendieck ont eu l'idée de considérer toutes les fonctions continues sur le brave intervalle ]0,
1[ — le faisceau de ces
fonctions.
[Il faut songer en particulier d'abord à une d'entre
elles : au lieu de 1/x vue tout à l'heure, il faut s'empresser de lui
adjoindre sa sœur à l'autre bout de l'intervalle, 1/(1 – x) :
elle est aussi continue, elle aussi avec une étrangeté particulière, mais pour
x = 1 au lieu de x = 0.]
On
sent ainsi venir une subtilité extrême pour décrire les propriétés de
l'intervalle lui-même : car parmi les fonctions continues sur l'ouvert, il y a celles qui ont ces étrangetés spéciales
juste au bord, et c'est une
façon de faire ressortir justement ces bords, ces frontières, et puis donc les voisinages,
et puis bien d'autres affaires, en se détachant de tout soutien représentatif
classique. En d'autres mots, de là on peut, au lieu de parler simplement
d'intervalles et de voisinages, prétendre enfermer l'essentiel de la situation
du point de vue topologique non seulement d'après des intervalles, mais d'après
les faisceaux de
fonctions sur ces intervalles, puis les "catégories" de tels faisceaux,
les topos, et c'est ce qu'a fait Grothendieck.
C'est,
en quelque sorte, traiter un domaine en l'explorant par systématisation du triple
saut périlleux au lieu de la simple marche pas à pas ordinaire — déclarée trop élémentaire,
"triviale" de facilité —. Seulement, le triple saut périlleux, c'est très
périlleux. Or tout ce qu'on vient de dire est accroché à un
QUAND, ET SI :
à
la page précédente, on a bien dit QUAND, ET SI, on réfléchit sur des ensembles doués de la
richesse du "continu"
(genre (aleph)1).
Le drame est noué là.
Car le plus grand problème de la physique
depuis Einstein, c'est de savoir si l'univers doit être décrit en termes continus ou en termes quantiques. Si, comme beaucoup de poussées y tendent, le
fond est quantique, cela
risque d'être une erreur monumentale, monstrueuse, de s'enfermer dans des schémas
fondés sur le continu.
Cette erreur aurait tant de conséquences qu'il
faut ici préciser les choses. Par continu dans ces phrases-ci, on doit entendre non seulement qu'on peut
toujours trouver un intermédiaire entre deux points aussi voisins qu'on le
veut, mais qu'on affirme l'existence d'un point limite à certaines coupures,
certains découpages en deux morceaux aussi "voisins" qu'il se peut. Précisons. Entre deux nombres décrits par le
quotient de deux entiers (entre deux "rationnels", par exemple entre 314/100
et 315/100, donc entre 3,14 et 3,15) il y a toujours un autre nombre décrit de
la même façon (3141/1000, donc 3,141 , est bien compris entre 314/100 et
315/100). Mais une limite intéressante de tels nombres, le fameux "pi", n'est pas rationnel : or ce sont des
nombres comme "pi" qui fondent le continu, ce sont des nombres non rationnels qui constituent
le plus gros, la mesure, de ce continu. S'ils ont une réalité suffisante, on a raison de construire sur leur
principe toute représentation de l'univers. Mais s'ils sont trop irréels, on
court de grands risques de passer longtemps à côté d'un renouvellement mathématique
indispensable pour la compréhension du monde.
Or
non seulement c'est sans doute ce qui se produit, mais cela s'accompagne d'une
absence gravissime de renouvellement des savants : il n'y a presque plus
apparition de cerveaux de développement très pointu issus des classes
populaires (surtout dans les pays pauvres). Car ceux qui suivent, sans cours
très particuliers, les études classiques dans tous les pays du monde,
c'est-à-dire les études qui accompagnent les données accessibles à tous les
enfants, seront automatiquement écartés des présentations continuistes
de science profonde, donc des techniques les plus raffinées et ainsi, très souvent
hélas, les plus dangereuses parce qu'accaparées par les barbares au pouvoir.
Grothendieck pouvait toujours s'affirmer comme non académique, contestataire et
isolé : il a bel et bien voué sa vie à fourbir des outils de
raffinement et de sélection au service des plus privilégiés. C'était évident
dès son départ, de par son étanchéité totale, et qu'il ne manque pas de reconnaître
avec vanité, à toute histoire et toute science acquise, ignorance particulièrement
lamentable quand il s'agit des splendeurs, des questions, des retombées, et des
angoisses de la physique einsteinienne.
Cette étanchéité, c'est bien la monstruosité
que célèbrent les thuriféraires de l'héritage totalitaire en présentation des
sciences, aussi bien en mathématiques
(Bourbaki) qu'en physique (Bohr et l'inquisition de Copenhague). Il est à peine
utile de souligner ce que représentent dans un tel contexte l'origine sociale
et la "philosophie" (la mentalité) de ceux qui prétendent vulgariser
aujourd'hui les sciences, avec en fait pour seul horizon de maintenir leurs
positions de bureaucrates de l'Eglise catholique ou de la dialectique — savants
d'envergure limitée qui ne songent qu'à se fonder une postérité universitaire reconnaissante,
dans le mépris de l'humanité presque entière. Ce n'est pas plaisant, ni simple à
décrire avec assez de force. Mais sur le plan politique, et surtout pour les
humanistes, il importe suprêmement de comprendre que l'abstractionnisme
pathologique des suiveurs de Bourbaki et Grothendieck va avec tous les irréalismes,
tous les autres étranglements de démocratie de notre temps. Tant que de telles
présentations des mathématiques sont utilisées de façon à rendre l'enseignement
écœurant pour les enfants des pauvres, tant qu'elles sont ensuite répétées,
comme moyen de sélection, en formalismes exigés des physiciens théoriciens,
tout est fait pour que les retombées techniques de la science aussi bien que la
réflexion de fond sur son histoire, ses buts ultimes, et ses prolongements en
philosophie véritable, soient perverties au profit des privilégiés en place.
Cela fait partie de ce qui est aujourd'hui le
moins dit, le plus efficacement censuré, de tout l'indispensable que les
progressistes devraient connaître.
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