bienvenue, welcome, welkome,etc

Ce blog comporte quatre parties :

– les articles simplement actuels

– des textes de fond, insistant sur le point de vue expressément politique adopté partout ici

– des rédactions plus anciennes par exemple à propos de simples citoyens d’un côté, de potentats de l’autre, aux Etats-Unis

– des échanges avec correspondants qui seraient trop restreints à l'intérieur des cases prévues.


dimanche 18 janvier 2015

Fond 8 De Grothendieck et de bêtes immondes


L'humanité est en panne. Dans bien des coins, de bonnes volontés tentent la reprise du progrès : mais elles négligent cette nécessité, que l'accord de beaucoup de gens sur beaucoup de faits et de points de vue commande le succès de leurs efforts. Or par exemple, celui-ci voudrait interdire qu'on touche seulement à un téléphone portable, celle-là quitte la discussion si on s'en prend à la parapsychologie, et bien d'autres se détournent si on avance que peut-être tout n'est pas dans les textes sacrés de la dialectique...
A l'opposé de pareilles mentalités, de tout temps, les recours de la raison, les nouveaux départs de la vérité, les bases de l'action humaniste, ce sont la cohérence, la prise en compte de tout ce qu'on peut savoir, l'expérience par la science et par l'histoire, avec toutes les relations rigoureuses de faits entre eux. Or comme on vient de redire, c'est aujourd'hui l'incohérence qui règne, avec son cortège de gaspillages de vies, d'équilibres brisés, de souffrances intenses et inutiles. Il faut donc se battre de tous côtés pour retrouver la cohérence. Certes, on ne sauvera pas le monde par des mathématiques, mais certaines négations des mathématiques peuvent contribuer de façon non négligeable à le perdre : c'est cela qui est la source du présent travail.
Hélas il n'y a pas de connaissance sans effort, ce qui permet à chacun de se déclarer bien vite non spécialiste, ou de saisir toute difficulté à comprendre pour accuser l'auteur — au lieu d'avouer une paresse. Il faut tout de même toujours essayer de faire comprendre, et un jour ou l'autre il y aura de nouveau des gens pour essayer à leur tour de comprendre. Le pari pris ici est donc celui, si souvent fécond, de partir d'un fond banal, au moins pour les gens assez accoutumés de mathématiques — et il est encore facile pour un lecteur sérieux de faire appel à eux, par exemple à des enseignants de lycée, voire de collège —. Car il faut renouveler complètement le public de ce savoir, et donc laisser une chance de le repenser, au moins dans les principes de son expression, à tout le monde : base pérenne de science comme de démocratie.




A un moment sinistre de l'Europe, vers 1925, après un long siècle d'éblouissements scientifiques et logiques dans tous les domaines, un groupe de cinglés décida qu'il allait fonder les mathématiques. Il choisit de faire hommage surtout à deux anciens : l'un digne en effet de bien des reconnaissances, Henri Poincaré ; l'autre extraordinaire d'originalité, mais en partie à cause d'une perversion à peine imaginable, Cantor.
C'était le temps de naissance d'autres totalitarismes, et le vent de l'histoire soufflait fort dans le sens des maladies mentales et politiques, des irréalismes les plus hostiles à l'humanité. Ainsi d'abord, dans la case à côté de la science, en physique, les jeunes loups de l'Inquisition de Copenhague rejetaient eux aussi toute la vérité historique de leur discipline au profit de formalismes vicieux, censés remplacer les lents parcours et cheminements de laboratoires par des devinettes algébriques. Et pareillement en philosophie, l'héritage théologique hegelien commençait de triompher d'une tentative à prétention matérialiste...
Dans un tel contexte, le groupe de cinglés grossit et se fit entendre à une allure qu'on aurait dite impossible une ou deux générations auparavant. Car il y avait, en faveur de ce cyclone destructeur, d'un côté, l'investissement des purs pouvoirs dans des techniques de production facilitant les privilèges par le renforcement des injustices sociales, et de l'autre côté, l'enthousiasme morbide de fanatiques religieux, trop heureux de voir abandonnés et trahis les guides sûrs de l'expérience proprement historique et scientifique. Car celle-ci fonde ses constructions sur des réalités toujours accessibles et contrôlables par tous : au contraire, les prétentions aux intuitions et Révélations pures de quelques esprits hyper-élitistes permettaient le retour à l'accaparement des profits et acquis pratiques, immédiats, de la science, par des pouvoirs et clercs. En fait, aussi bien les résultats techniques que les rares élucubrations douées de quelque succès demeuraient tous guidés par l'élan acquis : mais on pouvait désormais voiler complètement celui-ci, arracher aux classes populaires l'accès à un savoir élaboré, surtout dans ses profondeurs et ses retentissements politiques, et ainsi laisser orienter l'enseignement comme la production par des saligauds préoccupés surtout de leur pouvoir, de leurs censures, de leurs sales "propriétés" matérielles et intellectuelles.
Le groupe de cinglés ne se contenta pas de se déclarer seul autorisé à désigner ce qui pourrait être appelé mathématique. Il attendit que paraisse un esprit assez malléable, assez capable de s'enfermer dans la perversion et cependant assez fécond, pour le déclarer le plus grand d'entre eux, et "donc" le plus grand mathématicien de tous les temps.
Cette victime en large part inconsciente, cet esprit d'une rare agilité et cependant cet ignare affolant du fonds scientifique, apparut vers 1950 : c'est Grothendieck.
 Voilà toute l'histoire du malheur des gens en mathématiques depuis trois générations. Cela ne dit pas directement les crimes qui en résultent. Pour donner les moyens de les faire découvrir, il faut quelques pages.


1. Cantor, en biographie très abrégée
Tout le monde commence par compter, avec une lenteur et des difficultés dont les millénaires témoignent encore mieux que les siècles : peu de résultats ont coûté autant d'efforts à l'espèce humaine que la mise au jour de la notion de nombre entier. Donc bien sûr et très évidemment, une certaine notion (très mathématique) du compte et du fini vient longtemps avant celle d'infini.
Beaucoup d'aventure et de travail ensuite amène à une surprise (vers le temps de Galilée, qui s'y intéressa fort au début du XVIIe). A chaque nombre entier positif n correspond de façon unique son "carré" n2, et à chaque carré n2 correspond sa "racine", c'est-à-dire le nombre initial n. Or tous les carrés d'entiers positifs sont eux-mêmes des entiers positifs. On a donc une correspondance "biunivoque", correspondance "un pour un", entre les entiers positifs et leurs carrés : à chaque entier positif correspond un "carré parfait", et à chaque "carré parfait" un entier. Cela incite à dire qu'en un certain sens il y a "autant de carrés que d'entiers" : il y a correspondance "un pour un", "biunivoque", entre un ensemble N (l'ensemble des entiers) et une partie au sens strict de N (la partie constituée par les seuls "carrés parfaits" : car ceux-ci ne sont certes pas tout N). Au contraire, pour des ensembles finis, une telle mise en correspondance "un pour un", du tout avec la partie, est bien sûr impossible. C'est le cœur de bien d'autres étonnements sur les ensembles infinis, qui firent méditer Galilée ("il faut se garder d'attribuer les mêmes propriétés aux ensembles infinis qu'aux finis", écrivait-il).
Vers 1875 Cantor, théologien de goût, profita de ces curiosités pour déclarer des choses parfois très intéressantes et parfois très idiotes. Il commença par insister lourdement sur le caractère hautement "naturel" de la correspondance un-un — ce qui est une confusion inacceptable entre une élaboration, qui paraît simple à un certain niveau de culture, et une conception proche de ce que nous portons tous en nous dès le départ, ce qui est bien plus réellement naturel —. A partir de cette tricherie, Cantor définit un ensemble infini (affaire fort délicate) par la propriété soulignée ci-dessus, à savoir qu'il peut être mis en correspondance un-un avec une partie au sens strict de lui-même : il suffit à ce stade de faire un sondage parmi les lecteurs (de Cantor ou de ce texte-ci, qui se donne beaucoup plus de mal pour être compris) pour rire de la prétention de Cantor.
Malheureusement, il n'y a pas seulement de quoi rire. Car notre savant pervers va bien plus loin : il proclame que notre âme, et allez donc, a tout de suite la notion de l'infini (par l'intermédiaire de cette fameuse "correspondance un-un" si "naturelle"). Et par un retournement certes à creuser, mais de base très dangereuse, il définit ensuite un ensemble fini comme... n'étant pas infini.
            Cette inversion mentale a un intérêt logique indéniable : ça se tient, et ça fait voir l'infini de façon très neuve. Mais érigé en principe, c'est un crime contre les gens : car obligatoirement on apprend aux tout-petits à compter et ranger, on les aide à construire peu à peu l'idée du nombre et du fini, ce n'est que dix ou vingt ans ensuite qu'on peut les intéresser à la démarche de Cantor. De même, on apprend d'abord aux enfants à communiquer, échanger, parler : la démarche de Cantor revient à prétendre leur donner toutes les formations et informations nécessaires en les laissant, tout bébés, se débrouiller pour le langage en collant dans leur berceau une encyclopédie — voire un ordinateur portable.

Ainsi a procédé ensuite le crime bourbakiste — l'action historique du groupe de cinglés et vicieux qui, à partir des années 1925, n'a cessé d'agir pour la mise à bas de la mentalité pédagogique-scientifique-démocratique — :
– d'un côté par extension systématique d'une fausse logique, trop formelle, supposant qu'on peut à son gré inverser le chemin historique, et partir des acquis les plus enrichis et affinés au lieu des plus offerts à tous
– de l'autre côté par effacement de ce qui est l'essence de toute science, l'enrichissement perpétuel des constructions de l'esprit et des concepts par le retour toujours renouvelé à l'expérience ; or sans cet essentiel on a :
dénégation de l'histoire,
dénégation de la science et de son ouverture à tous,
dénégation de démocratie.
            De toutes les arguties présentées pour défendre le crime abstractionniste, il faut au moins dénoncer ici une des plus frappantes pour des gens peu accoutumés à la science : à savoir, qu'une démonstration mathématique est établie "une fois pour toutes", par exemple en géométrie euclidienne (celle que tout le monde connaît par les architectures simples, celle de "la" droite et "du" cercle au sens le plus ordinaire). Il est vrai qu'il y a là une cohérence paraissant d'abord d'une autre nature que des théories plus directement physiques. Mais si on s'arrête à cette cohérence très partielle, on ne risque plus d'en trouver d'autres : la contemplation de l'acquis se fait au détriment du renouvellement, par exemple de la géométrie. Certes à partir de la réflexion sur Euclide et son choix (dicté par l'expérience) d'axiomes, on peut inventer (très lentement) d'autres géométries : mais le jour vient où la notion de géométrie elle-même ne suffit plus, et il est, encore une fois, simplement délirant d'accumuler des jeux d'axiomes, en les "croisant" comme des grilles, pour inventer d'autres géométries. Ce qu'il faut au contraire, c'est compter sur toutes confrontations au réel — et d'abord la confrontation aux formes les plus générales du cosmos, la physique — pour créer des mathématiques toujours enrichies et donc éventuellement utiles à l'humanité : ce caractère indispensable du réel est aussi vrai en philosophie, ou en pédagogie, ou généralement en toute connaissance. Cantor, par conviction religieuse, Bourbaki, par dogmatisme et vanité, c'est le contraire de cette vitale fécondité humaniste et humaine.


2. Grothendieck, en biographie très abrégée
 C'est donc dans un siècle de succès totalitaires, avec deux grands moments de guerre mondiale (on en a connu d'autres depuis), que naît et que s'enferme dans ses sentiments Alexander Grothendieck.

On pourrait attendre d'un juif, meulé par l'existence dans de tels temps de mort, une autre autobiographie que son livre de "Récoltes et semailles", dans le mépris total de l'expérience historique et physique. Mais Grothendieck a été stylé sous la coupe de gens comme Bourbaki-chef, Jean Dieudonné, et ses sbires uniquement préoccupés, dans leur présentation de prétendus "Eléments d'histoire des mathématiques", de nier la plus essentielle évidence,
à savoir la fondamentale et omniprésente stimulation,
dont nous venons de parler,
de la création mathématique par les mille intrusions de la confrontation au réel.
Grothendieck vivra et mourra sans rien savoir ni comprendre de cette origine du monde des concepts et des logiques.
De ses attaches sentimentales, il retiendra sa mère. Des autres persécutés, ne seraient-ce que les juifs, il oubliera presque tout : il oubliera presque tout de l'histoire de son temps — et ne parlons pas des autres — ; il oubliera presque tout de la physique et largement de la science de son temps — et ne parlons pas des autres —. Il sera simplement ravi de creuser sous les notions acquises dans leur richesse ou plutôt leurs raffinements établis, et s'attribuera comme don unique et suprême d'oublier tout ce qui y a conduit pour en élaborer des conséquences internes.
On va un peu voir comment, mais
– d'abord on imagine la férocité avec laquelle cette maladie a été contagiée comme "la seule véritable mathématique" : les tenants de tous les irréalismes, de tous les élitismes, n'ont jamais rêvé autre chose que cette prestidigitation qui escamote l'apprentissage et ne retient que les tours de passe-passe, car c'est ainsi qu'on fait croire au génie, à la magie et aux légendes
– ensuite, il faut réduire à sa juste place la comparaison entre Grothendieck et Einstein : car il y a, et il risque de subsister quelque temps dans les media du totalitarisme financier, des gens pour oser une telle comparaison.
Il faut élaborer ce second point. On doit d'abord accorder que rien n'interdit de comparer une paire de pantoufles au soleil, sous prétexte que l'une et l'autre peuvent servir à se réchauffer les pieds. Mais il y a évidemment d'autres critères d'analyse et d'évaluation de la grandeur. Alors,
Einstein est un savant, au plus juste titre admirable et populaire, parce qu'auteur
– d'au moins une des plus considérables œuvres de physique de l'histoire, reconnue comme telle par tous les savants et tous les êtres de bonne foi
et en même temps, très naturellement, d'une réflexion philosophique et politique issue de sa confrontation quotidienne aux réalités et aux meilleurs esprits et militants progressistes de son siècle,
tandis que
Grothendieck est un ours vicié par son refus du monde, un auteur vaniteux à l'extrême sous ses protestations de modestie, et dont les démonstrations aboutissent souvent à égarer même dans ce qu'elles pourraient servir à comprendre. Il l'a su en partie. Il aurait pu en guérir en affrontant les gens de tous les jours, leurs ressentirs et leurs jugements. Il a choisi l'enfermement dans les éloges hagiographiques des Bourbaki et Dieudonné. Il est mort dans la solitude assumée, l'orgueil, et une neurasthénie indicible.

3. De Cantor en vue de Grothendieck
Le schéma donné ci-dessus pour Cantor ne résume évidemment pas son œuvre : il faut revenir ici sur certains de ses résultats, et il n'est déjà pas facile de mener au moins quelques cerveaux à saisir ses entourloupes, dans l'étouffoir actuel du renouvellement d'"Etats forts", avec leurs dressages totalitaires aboutissant à écœurer presque tout le monde de la science, au profit des enfants des "élites". Ce sera encore bien autre chose avec les raffinements scolastiques extrêmes de Grothendieck. Voici cependant un essai.
Dans ses analyses ébouriffantes sur les infinis, Cantor ne s'est pas arrêté à ce qui peut être mis en correspondance avec les comptes ordinaires, les comptes par numérotation entière. Il a pu établir le rapport remarquable de ce qui est ainsi "dénombrable" avec des affaires bien plus fines. En particulier il a indiqué des liens, de ce qui est numérotable-au-sens-"dénombrable", avec des morceaux de ce que les mathématiciens appellent la droite "réelle", ou l'ensemble des nombres "réels" (dénomination à plus d'un titre risible). Ainsi, Cantor a montré comment passer
de l'infini le plus directement accessible, mesuré par le "cardinal"
(aleph)0
[c'est en un sens le "nombre d'éléments" de l'ensemble infini qui consiste à prolonger la suite 1, 2, 3, par les terriblement faussement innocents points de suspension : 1, 2, 3, ······ signifie en mots "et cætera", mais surtout (en concept et c'est bien plus difficile) en considérant en bloc toute la suite des entiers positifs, affirmation d'infini actuel]
            – à d'autres infinis, en particulier l'infini mesurant l'abondance des nombres 

"réels", dont le "cardinal" (toujours, en un sens, le "nombre d'éléments") s'écrit

(aleph)1 .
[Plus précisément, il a montré qu'on pouvait considérer (aleph)1 , cardinal des nombres "réels", comme mesure de "l'ensemble des parties" de l'ensemble des nombres entiers, de cardinal (aleph)0 .]

Si tout n'est pas immédiatement clair dans de telles élaborations, une chose au moins est limpide : c'est qu'il faut manier ces animaux-là avec des pincettes ou, comme on dit en mathématiques, avec une extrême rigueur. L'intuition forgée au contact des approximations géométriques, arithmétiques et analytiques ordinaires, les petits dessins si éclairants qu'un bout de papier et un crayon suffisent à croquer vite avec leur signification sensuelle, ne fonctionnent plus. Alors qu'un Poincaré prétendait rageusement qu'en son temps, "la rigueur absolue était atteinte", Cantor lui lançait une série de crocs-en-jambe qui faisaient chuter en incertitudes des propositions parmi les mieux établies. Il fallait refaire, a-t-on cru d'abord, la logique. En fait — en expérience, en histoire — il a fallu reconstruire l'idée qu'on se faisait de logique, ou de logiques.
Nul ne prétendra que ce soit sans intérêt, qui sait de l'histoire des sciences. De là à prétendre à l'impossible injection de la ou des logiques en priorité de l'enseignement, comme le tentent les obsédés de l'ensemblisme à la suite de Cantor (et Bourbaki), il y a la distance de la remarque profonde à l'obsession folle. Les difficultés de la rigueur, et en particulier du maniement sans faute de l'infini, sont sans conteste une aventure intellectuelle à ne pas refuser. Mais c'est justement une occasion de se demander ce qui est finalement
la plus grande rigueur :
– celle qui s'enferme dans des définitions en mots et signes ("logique")
– ou celle qui s'assure indéfiniment de la reconfrontation (par l'expérience)
à une réalité sûrement plus riche, et en particulier sûrement non contradictoire ?
Ce genre de problème est dit par Montaigne sous une forme qui simplifie son abord par les humanistes : ainsi, nul ne sait très bien ce que sont des affaires comme la conscience, ou l'âme. A ces difficultés, des gens prétendent répondre par rajout de mots sur ces mots mal définis : ils parlent par exemple d'entéléchie. Nous voilà bien, dit Montaigne : nous avions au moins quelque idée de ce qu'est l'âme, et on nous bombarde de quelque chose dont nous n'avons aucune idée, quel progrès ! Eh bien de même et pire, nous avons quelque idée de l'infini, et on prétend nous bombarder de signes sur lesquels nous n'avons aucun contrôle, aucun rapport tangible, pour aller de là à "reconstruire" des notions incomparablement plus naturelles et vérifiables — rappelez-vous Cantor de départ : le fini à partir de l'infini !
C'est pour cela que la rigueur-prétendue-absolue, formelle, est dans son essence fausse (et par exemple Russell n'a pas échappé aux dérapages de fond sur cette question, jusqu'à ce que le théorème de Gödel mette en forme logique l'absurdité de départ qu'elle contient) : rien ne peut assurer que l'alignement de signes est une cohérence, que garantit au contraire la sûre confrontation renouvelée au réel. Il est temps alors de retrouver Grothendieck.




4. Grothendieck au tréfonds

Avec (aleph)0 et (aleph)1 , on a suivi le passage
– de ce qui concerne les nombres entiers (certes venus de loin dans la préhistoire, donc très élaborés eux-mêmes, mais bien assis sur des expériences simples, innombrables, et toujours offertes)
– à ce qui concerne le "continu", que bien sûr aucune considération physique ne permet de construire en rigueur (car il ne peut y avoir de microscope de grossissement assez infini, qui permettrait de "voir" ses "points").
Ce passage est un pari intéressant. Mais c'est aussi un pari très difficile. Grothendieck, bien sûr sans rien en dire, dans le respect de l'ésotérisme de ses maîtres, va pousser ce genre de pari au delà de toutes les bornes connues.
Pour mieux noyer le poisson, on commence par écarter le recours à une des intuitions les plus vite acquises en mathématiques : celle qui se sert du nombre pour mesurer les distances et ainsi donner un sens à ce qu'approcher (faire une approximation) veut dire. Au lieu de dire par exemple "je calcule à 1/100 près", ce que tout le monde peut comprendre, on court-circuite toute idée que des nombres sont "voisins", et par là que les points qui les représentent sont "à peu de distance" les uns des autres : on va s'occuper de définir tout autrement, beaucoup plus abstraitement, qu'on est "au voisinage" de quelque chose. Pour cela,
QUAND, ET SI,
on réfléchit plus particulièrement sur des ensembles doués de la richesse du "continu" (genre (aleph)1 ), on est amené à rechercher des morceaux à partir desquels on puisse construire une notion nouvelle, très fine et très riche, de "voisinage". On définit alors une façon de voir comment les éléments d'un ensemble se situent les uns par rapport aux autres : leur situation mutuelle, ou comme on dit grecquement leur topologie. Il est simple, fécond et naturel de s'intéresser alors, sur la droite la plus facile à concevoir, à ce qu'on appelle des intervalles "ouverts".
C'est dans cette optique (ce QUAND, ET SI) que sont alors reprises les bases de l'aventure des ensembles et de la mentalité topologique.
L'intervalle ouvert le plus fréquemment pensé par les mathématiciens est sans doute le brave ]0, 1[ (si on ne connaît pas, un prof de collège connaît). A partir de ce cas particulier, on a une foule d'idées déjà décantées (des intuitions) qui permettent d'imaginer des intervalles plus grands ou (surtout) plus petits, un peu partout sur la droite, et qui définissent peu à peu ce qu'on appellera l'approximation et le voisinage d'un nombre connu ou inconnu — par exemple on pourra approcher, autant qu'on le voudra, un nombre impossible à définir par toutes ses décimales : "pi".
Si on pense scientifiquement on n'oublie pas, quand on trace sur sa feuille un petit trait pour s'aider à construire des idées à propos de l'intervalle ]0, 1[ , que c'est une affaire très compliquée, raffinée, enrichie, et qu'on doit avoir en tête le plus possible de principes et de résultats la concernant si on ne veut pas raconter bien vite les pires sottises. Or Grothendieck va complètement transcender même ce niveau très élaboré de mises en formes et de décantations, ou comme on dit d'intuitions.
Soit la simple fonction "inverse de" : au nombre x je fais correspondre son inverse, 1/x. Cette fonction est continue [attention à ce mot, cf. la note en petits caractères ci-après] sur l'intervalle en cause : si je choisis des nombres proches de x, j'aurai aussi des inverses proches — précisément : quelle que soit l'approximation que je veux réaliser sur l'inverse de x (par exemple l'inverse de 1/"pi", l'inverse de ce qui vaut environ 1/3 — 1/3 comme 1/"pi" sont bien dans l'intervalle ]0, 1[ ), je suis sûr de pouvoir y parvenir à condition de me placer assez près de x.
[Ça devient bien difficile dans une pratique numérique si je me place tout près de 0 (par exemple autour de un milliardième), mais enfin c'est vrai. Pour corser les choses, le mot continu appliqué aux fonctions part dans des sens très différents de ce qui concerne le même mot quand il s'agit des affaires du genre (aleph)1 : plaignez-vous-en aux mathématiciens qui se targuent tant de logique, et non pas, s'il vous plaît, à l'auteur de ces lignes.]
Alors, au lieu de considérer la seule fonction "inverse de", des prédécesseurs de Grothendieck ont eu l'idée de considérer toutes les fonctions continues sur le brave intervalle ]0, 1[ — le faisceau de ces fonctions.
[Il faut songer en particulier d'abord à une d'entre elles : au lieu de 1/x vue tout à l'heure, il faut s'empresser de lui adjoindre sa sœur à l'autre bout de l'intervalle, 1/(1 – x) : elle est aussi continue, elle aussi avec une étrangeté particulière, mais pour x = 1 au lieu de x = 0.]
On sent ainsi venir une subtilité extrême pour décrire les propriétés de l'intervalle lui-même : car parmi les fonctions continues sur l'ouvert, il y a celles qui ont ces étrangetés spéciales juste au bord, et c'est une façon de faire ressortir justement ces bords, ces frontières, et puis donc les voisinages, et puis bien d'autres affaires, en se détachant de tout soutien représentatif classique. En d'autres mots, de là on peut, au lieu de parler simplement d'intervalles et de voisinages, prétendre enfermer l'essentiel de la situation du point de vue topologique non seulement d'après des intervalles, mais d'après les faisceaux de fonctions sur ces intervalles, puis les "catégories" de tels faisceaux, les topos, et c'est ce qu'a fait Grothendieck.
C'est, en quelque sorte, traiter un domaine en l'explorant par systématisation du triple saut périlleux au lieu de la simple marche pas à pas ordinaire — déclarée trop élémentaire, "triviale" de facilité —. Seulement, le triple saut périlleux, c'est très périlleux. Or tout ce qu'on vient de dire est accroché à un
QUAND, ET SI :
à la page précédente, on a bien dit QUAND, ET SI, on réfléchit sur des ensembles doués de la richesse du "continu" (genre (aleph)1). Le drame est noué là.
Car le plus grand problème de la physique depuis Einstein, c'est de savoir si l'univers doit être décrit en termes continus ou en termes quantiques. Si, comme beaucoup de poussées y tendent, le fond est quantique, cela risque d'être une erreur monumentale, monstrueuse, de s'enfermer dans des schémas fondés sur le continu.
Cette erreur aurait tant de conséquences qu'il faut ici préciser les choses. Par continu dans ces phrases-ci, on doit entendre non seulement qu'on peut toujours trouver un intermédiaire entre deux points aussi voisins qu'on le veut, mais qu'on affirme l'existence d'un point limite à certaines coupures, certains découpages en deux morceaux aussi "voisins" qu'il se peut. Précisons. Entre deux nombres décrits par le quotient de deux entiers (entre deux "rationnels", par exemple entre 314/100 et 315/100, donc entre 3,14 et 3,15) il y a toujours un autre nombre décrit de la même façon (3141/1000, donc 3,141 , est bien compris entre 314/100 et 315/100). Mais une limite intéressante de tels nombres, le fameux "pi", n'est pas rationnel : or ce sont des nombres comme "pi" qui fondent le continu, ce sont des nombres non rationnels qui constituent le plus gros, la mesure, de ce continu. S'ils ont une réalité suffisante, on a raison de construire sur leur principe toute représentation de l'univers. Mais s'ils sont trop irréels, on court de grands risques de passer longtemps à côté d'un renouvellement mathématique indispensable pour la compréhension du monde.
Or non seulement c'est sans doute ce qui se produit, mais cela s'accompagne d'une absence gravissime de renouvellement des savants : il n'y a presque plus apparition de cerveaux de développement très pointu issus des classes populaires (surtout dans les pays pauvres). Car ceux qui suivent, sans cours très particuliers, les études classiques dans tous les pays du monde, c'est-à-dire les études qui accompagnent les données accessibles à tous les enfants, seront automatiquement écartés des présentations continuistes de science profonde, donc des techniques les plus raffinées et ainsi, très souvent hélas, les plus dangereuses parce qu'accaparées par les barbares au pouvoir. Grothendieck pouvait toujours s'affirmer comme non académique, contestataire et isolé : il a bel et bien voué sa vie à fourbir des outils de raffinement et de sélection au service des plus privilégiés. C'était évident dès son départ, de par son étanchéité totale, et qu'il ne manque pas de reconnaître avec vanité, à toute histoire et toute science acquise, ignorance particulièrement lamentable quand il s'agit des splendeurs, des questions, des retombées, et des angoisses de la physique einsteinienne.
Cette étanchéité, c'est bien la monstruosité que célèbrent les thuriféraires de l'héritage totalitaire en présentation des sciences, aussi bien en mathématiques (Bourbaki) qu'en physique (Bohr et l'inquisition de Copenhague). Il est à peine utile de souligner ce que représentent dans un tel contexte l'origine sociale et la "philosophie" (la mentalité) de ceux qui prétendent vulgariser aujourd'hui les sciences, avec en fait pour seul horizon de maintenir leurs positions de bureaucrates de l'Eglise catholique ou de la dialectique — savants d'envergure limitée qui ne songent qu'à se fonder une postérité universitaire reconnaissante, dans le mépris de l'humanité presque entière. Ce n'est pas plaisant, ni simple à décrire avec assez de force. Mais sur le plan politique, et surtout pour les humanistes, il importe suprêmement de comprendre que l'abstractionnisme pathologique des suiveurs de Bourbaki et Grothendieck va avec tous les irréalismes, tous les autres étranglements de démocratie de notre temps. Tant que de telles présentations des mathématiques sont utilisées de façon à rendre l'enseignement écœurant pour les enfants des pauvres, tant qu'elles sont ensuite répétées, comme moyen de sélection, en formalismes exigés des physiciens théoriciens, tout est fait pour que les retombées techniques de la science aussi bien que la réflexion de fond sur son histoire, ses buts ultimes, et ses prolongements en philosophie véritable, soient perverties au profit des privilégiés en place.
Cela fait partie de ce qui est aujourd'hui le moins dit, le plus efficacement censuré, de tout l'indispensable que les progressistes devraient connaître.




Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire