J. Petras vient de publier un texte
sur ce que représente l'évolution du Viet-nam depuis 1975 — pour tous les progressistes, mais surtout pour ceux dont la vie même a été marquée, des années durant, par ce cas extraordinaire de guerre coloniale et de ses suites —. J'ai beaucoup de respect pour J. Petras : certes non seulement en raison de son âge (il a quelque dix mois de plus que moi), mais parce qu'il a été par ses articles un de mes initiateurs en politique — c'était aux époques désormais éloignées où on ne disposait guère de la Toile mais où, Claude Julien présent, il y avait quelque chose à espérer de ce qui paraissait dans le Monde Diplomatique. Il m'est donc pénible de voir un auteur, qui a une véritable œuvre derrière lui, tout engoncé dans les erreurs qui paralysent aujourd'hui les renouveaux indispensables. C'est si caractéristique, et si triste chez quelqu'un de cette culture et souvent d'une grande lucidité, qu'il a bien fallu saisir cette occasion pour tâcher encore d'expliquer les malheurs présents. Sur quoi :
1) il a semblé inutile de traduire le texte anglais
2) les extraits de celui-ci sont soulignés par l'italique (peu utilisé dans ma réponse)
3) je restitue ces extraits suivant leur ordre dans l'original, sauf pour ce qui concerne les excellentes questions posées dès le départ par Petras, dont les réponses sont reportées à la fin de mes remarques
4) la référence en contrepoint est évidemment d'abord dans les trois textes de ce blog qui forment un condensé d'éthologie politique (mai 2015), mais aussi dans l'article
ou sa version anglaise sur <globalresearch.ca>.
On partira donc ici du début du paragraphe intitulé
Stages and Circumstances of Vietnam’s Degeneration
Liberated Vietnam facing Military Siege
"Beginning with the US destruction of the economy and Washington’s subsequent refusal to pay reparations and vindictive policy of post-war boycott and sanctions, the Vietnamese faced monumental tasks with few financial resources."
A mon sens une faute est déjà là : une économie réelle ne saurait manquer de ressources financières (de même, la confusion entre "expert" et "expert en économie monétaire" ne cesse d'être présente dans la suite). On peut manquer de machines, d'aliments, de médicaments, de tout ce qu'on veut de réel, mais si on s'asservit à un système de dettes financières on prend le chemin de la mort. Il faut raisonner tout de suite en termes réels : à partir de quels échanges immédiats ou à terme peut-on obtenir ce qu'il faut pour rester maître de son développement ? Il peut se faire que cette obtention soit impossible (je ne crois pas que ç'ait été le cas pour le Viet-nam : toute une diaspora et quelques sympathisants pouvaient aider à importer une partie au moins de ce qu'il fallait, cadres compris). Mais même si la catastrophe est consommée, il faut proclamer comment on est assassiné (les destructions par bombardements US) et faire connaître de par le monde les crimes dont on est victime, il faut expliquer la responsabilité de ceux qui refusent leur aide, voire démissionner si c'est indispensable en désignant les traîtres qui acceptent la Kollaboration (les sandinistes au Nicaragua ont montré des possibles dans ce sens).
Fin du paragraphe The Counter-revolutionary ‘Unholy’ Alliance
"By the turn of the millennium, the technocrats and capitalist ideologues had taken full command of economic decision-making [...] They cited Vietnam’s rapid growth, lauding its abundant disciplined, cheap labor, kept in line by the centralized Party. Communist Party leaders exhibited all the features of the authoritarian personality: arrogant and abusive to the workers under them, submissive and servile to the foreign investors above them."
Ce serait le moment de souligner que ce phénomène n'est pas propre au Viet-nam.
"The Party had become the instrument for repressing outbreaks of industrial strikes, rural protests and public disaffection.
Many of the corrupt officials embraced the ‘free market’ to legitimate their corrupt appropriation of public goods and the laundering of illicit earning [...] the Party [became] ‘Communist’ in name only. [...] The former colonial enemies, Japan, the US and their allies were eagerly courted [...] With the signing of the Trans-Pacific Partnership (TPP), US imperialism easily secured in luxury conference rooms what they had failed to achieve in twenty years on the battlefield: Total access to all of Vietnam’s major economic sectors, a captive labor force without rights or protection and a ruling elite willing to serve as an accomplice to its militarist policy of encircling China."
Une faute va avec l'autre : les "technocrates" apparaissent finalement comme des gens qu'un certain savoir-faire rend seuls aptes à triompher dans une lutte politique, une lutte pour la répartition tout à la fois des richesses et du pouvoir. C'est faux. Ce qui est juste, c'est que la constitution en classe se fait comme toujours et partout plus facilement parmi les avides de pouvoir que chez les opprimés. Mais de véritables experts, en science et démocratie, ne se laisseront jamais prendre à la confusion entre économie et économie monétaire, pas plus qu'ils ne se laisseront happer à la traduction monétaire des richesses puis de là à leur accaparement en moyens de pouvoir (définition du capitalisme — cf. Actuel "Economie", publié sur ce blog en août 2015) : certes, plus ou moins avortés sur le plan proprement humain ou terrorisés, des gens qui ont pourtant étudié peuvent toujours se laisser corrompre, c'est une autre affaire ; mais en tant qu'êtres de savoir, spécifiquement humains, ils ne peuvent pas admettre au fond d'eux-mêmes, ni que l'économie soit forcément l'horreur monétaire, ni que l'épanouissement individuel soit forcément orienté en perversion de domination à tout prix, encore moins de domination à tout prix à partir des jeux monétaires. Il est simplement évident que le goût du pouvoir a fait ses ravages indépendamment de toute économie chez les gens des partis prétendus communistes COMME PARTOUT AILLEURS DANS LE MONDE ET L'HISTOIRE. Si on a un peu de telles notions à l'esprit, il n'est pas difficile de ridiculiser les "experts" et autres "communistes" chinois qui sont en train de se faire encercler, et sont ainsi en passe de perdre le pouvoir dans leur propre pays pour s'être voulus gros malins de la technocratie monétaire. Il n'est pas difficile non plus de faire pressentir à la fois le lien entre les différents aspects de ces crimes (verbe dialectique compris bien entendu), et les moyens de combattre les criminels (l'immense étendue des recours scientifiques, depuis la physique et donc les techniques militaires et industrielles, jusqu'à l'éthologie et donc à l'éducation-instruction qui permet de faire pièce aux manipulations, cf. par exemple les références fournies plus haut).
Paragraphe Imperial Dominance by Invitation
"The US political-economic conquest of Vietnam was accomplished by the invitation and complicity of the Vietnamese ruling Communist Party and not by the force of arms, not by a puppet ruler or a bought and bound ‘Generalissimo’."
Ceci démontre encore l'ignorance du fond politique et comportemental, éthologique : la seule violence a déjà son efficacité, mais n'aboutit pas toujours tout de suite. Les gouvernants US, dans leur acharnement inhumain, ont d'abord détruit les forces humaines et les richesses naturelles du Viet-nam pour finalement triompher. L'aveuglement sur cet acharnement d'animalité empêche, chez Petras et hélas tant d'autres, de faire une synthèse correcte, dans sa totalité, de la période décrite (1975-2015) : c'est le fond de l'erreur commune et incessante aujourd'hui. D'où le découragement :
"[...] State enterprise will be sold or closed. Small farmers and peasants will [] lose access to credit while cheap imported rice will flood the market and bankrupt local farmers.
Vietnamese workers and peasants, once heralded as the vanguard of the liberation struggle, will be savagely exploited by the Communist – capitalist ‘partnership’. They are now among the poorest of the poor in all of Asia."
mêlant constat d'échec et prophétie de malheur. De là, une étrange
Conclusion
"The ascendancy of a pro-imperialist collaborator elite in Vietnam was not inevitable."
On aimerait tout de suite savoir comment on aurait pu l'éviter, or malheureusement cette affirmation est suivie d'une simple description — notamment du "negative external environment" puis de "difficult internal problems" — qui ne laisse percevoir aucune issue, avec toujours le dérapage dans l'ornière économaniaque ("The demise of the USSR and China’s turn to capitalism forced Vietnam to look for alternative sources of external finance", toujours la faute financière). On lit ainsi :
"Vietnam’s revolutionary leaders, who were magnificent and victorious strategists of politico-military struggle, were mediocre economic strategists. They turned to the pre-revolutionary Chinese-Vietnamese business elite, linked to Hong Kong, Taiwan, and mainland business families, [...] The young, educated post-revolutionary generation was drawn heavily from privileged families, especially from Saigon; they inexorably adapted and imposed their neo-liberal ideology on the regime."
Pour les toutes dernières lignes, oui, mais pour ce qui concerne les chefs révolutionnaires viet-namiens, non : comme presque tout le monde, ces chefs étaient aussi ignorants en économie réelle qu'en politique profonde, et notamment en affaires de réactions primitives en politique — c'étaient avant tout des militaires capables d'user de sursauts patriotiques, non d'une prise de conscience assez large des énormes courants humains à l'échelle de la planète et de l'histoire, tant sur le plan de la production et de la répartition des richesses (économie) que sur le plan des priorités de comportements hérités de l'animalité (éthologie). De même encore :
"The Vietnam experience provides us with several important historical lessons:
The first lesson is the importance of democratizing and socializing production, distribution and culture following national liberation to check against the post-revolutionary seizure of power by Party and military leaders and to limit the advance of the old privileged classes."
Soit, mais par quels moyens ?
"Secondly, the educated classes must serve the interests of the revolutionary masses, and admission to institutes of higher education should favor the sons and daughters of the working class, not the children of the traditional comprador elite."
J'ai souligné "must", "should" : par quelle éducation ? Par quels moyens ?
"University students should be integrated into democratic class organization[...] Public resources should be concentrated [...] The presence of private, local and foreign investors should be rigorously controlled [...] The administration and decision-making in cooperative, self-managed and local enterprises should be decentralized [...] Political education should be based on egalitarian ethics [...] Anti-corruption, disciplinary committees, elected by workers, peasants [etc.] should be established [...] State expenditures on social and private consumption should be balanced [...] Solidarity [...] around the world should be the rule."
C'est encore moi qui souligne ces "should" : ces invocations moralisantes se poursuivent avec une seule indication (les disciplinary committees) assez inquiétante quand on se souvient des "critiques" et "autocritiques" manipulées en public, sans mention des appuis offerts par la connaissance des moteurs essentiels du comportement. Après quoi est placée une simple répétition
"The post-liberation defeat and reversal of Vietnam’s revolutionary gains was not inevitable"
quasi-copié-collé de la première phrase et redite significative d'une impuissance, douloureusement évocatrice de catéchisme (maoïste entre autres). Et puis enfin :
"Negative lessons should be studied and serve as guidelines for future revolutions."
Sans blague, alors ! Ne serait-ce pas, même, une occasion de se demander si l'expérience sous toutes les formes de science et d'histoire peut avoir quelque utilité, au lieu de la référence obsessionnelle à la pseudo-science et à la dialectique anti-expérimentale des marxistes ? Au lieu de ce recours au fond réel, on lit :
"The revolutionary grandparents in ‘retirement’ can and will transmit their vision and experience of an alternative class struggle to their grandchildren, who are going to suffer savage exploitation [...]"
Sauf que ces petits-enfants, désespérés des échecs anciens, risquent fort de se ranger au nouveau système : ce que les scléroses de class struggle se contenteront de condamner en termes de moralisme prolétarien, au lieu de laisser lire la réalité et ainsi savoir combattre entre autres l'animal effet grégaire !
"Leaders, who have grown rich from the TPP, will face anger and revolt by the Vietnamese masses [...] The Vietnam’s leaders have embraced the aggressive US-Japanese militarist policy against China; this betrayal of the people’s struggle will have long-lasting negative consequences.
Once against [en fait sans doute : again] external and domestic developments will converge – hopefully, this time ushering in a new phase of revolutionary change."
J'ai cité encore cela pour davantage pousser à constater : ça ne fait qu'alterner
– références à des concepts dont l'histoire a démontré le caractère catastrophique (lutte "des classes" etc.), et à propos desquels (comme toujours en religiosité) on se contente de dire que leur échec tient à un manque de foi,
– menaces de révolte qui feront rire les polices politiques des nouveaux parvenus, polices, elles, parfaitement au fait de la manipulation des foules, et
– rêveries du marxisme éternel, au cœur d'avance battant de futurs succès fantasmatiques.
Voilà bien comment cette fuite dans le rêve et ces contorsions dans l'impuissance se passent dans le monde entier, même chez les meilleurs !
Au contraire à partir de l'expérience toujours augmentée en science et en histoire, on peut, on doit, on sait trouver la réponse aux vraies questions que pose Petras au début de son article, sans oublier notamment celle que je souligne ci-dessous :
" What explains this total reversal of politics and allegiances? What accounts for the transformation from revolutionary vanguard to submissive vassal of imperial powers? What factors led to the degeneration and decay of a revolutionary movement of millions and the ascendancy of a corrupt and servile political and socio-economic elite? Why did this counter-revolution occur without any major mass popular upheaval?"
Cette réponse est, en gros, que l'économanie est une catastrophe, dont le marxisme a sa large part de responsabilité, avec plus précisément l'ignorance de la priorité absolue du politique sur les formes économiques (indéfiniment rebrandies comme références "matérialistes"). Cette priorité du politique a continué à faire son œuvre à l'échelle du monde comme à celle du Viet-nam lui-même — en particulier l'efficacité de l'appel à la violence, à l'agressivité en général, au goût de la domination, et bien sûr à l'instinct grégaire, avec toutes les capacités de manipulation des foules que cela implique —. Cela explique à la fois, aussi simplement que déplorablement, les échecs du marxisme comme les succès des brutes, à l'échelle de l'histoire européenne et assimilée comme à l'échelle des colonies, d'Afrique, d'Asie et d'ailleurs. L'expérience du pouvoir, de la politique avant les moyens, procédés et manœuvres secondaires (économie, police, media dont écoles officielles, guerre) a favorisé les arrivistes, l'ignorance a paralysé les foules. Les intellectuels ont trahi leur rôle d'enseignants des renouveaux historiques et scientifiques, leur rôle de synthèse par la méthode expérimentale. Les intellectuels ont failli au renouveau du savoir. C'est ainsi que toutes les lourdes traditions d'égarement antidémocratique ont fait leur œuvre. C'est évident, mais on pourra, jusqu'à ce que l'humanité disparaisse, continuer à ne tenir aucun compte des évidences politiques, historiques, éthologiques, scientifiques de toutes sortes. Ce sera pour le bonheur au moins provisoire de tous les manipulateurs et réactionnaires, avoués ou non, marxistes et autres.
Est-ce la voie du progrès et de la démocratie ?
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