Un immense élan humain
porte ces mots : liberté, justice, vérité, égalité, fraternité ; puis
aussi d'autres plus sourds, dont tous ne perçoivent pas d'abord les étendues et
les résonances, comme paix, savoir, équilibre et raison.
On ne devrait pas jouer avec ces
mots-là. On ne devrait pas tricher ignoblement avec des mots comme amour, et
les dévier si fort qu'on puisse en faire, comme des chrétiens et autres
"fidèles", des prétextes déclarés ou sournois à des guerres, aux pires
maladies politiques. On devrait éliminer par tous moyens ceux qui par tous
moyens s'efforcent d'éliminer les pensées et les penseurs au service, eux, de
l'humanité entière ; on devrait sanctionner pour crimes contre elle ceux
qui, à force de terreur, ont tenté ou tentent de réserver le dire et l'écrire à
leurs inquisiteurs, prêcheurs et idéologues d'infamie et de trahison
essentielles.
Cependant tout pouvoir punit les
justes et récompense ses brigands : c'est situer le chemin à faire, et
dire la nécessité de la lutte — tandis qu'au contraire souvent, surtout lors
d'urgences mal saisies, les éternels trop pressés courent s'agiter au lieu
d'agir, et éloignent ainsi davantage du vrai et de l'utile.
C'est le cas aujourd'hui : il
faut à nouveau livrer le plus délicat dans des vibrations folles de dangereuse
et négligente impatience. D'où cet essai.
Peut-être que choquer d'abord
aidera à aller plus vite. Alors en une ligne : il faut placer vérité au-dessus de liberté. Ce n'est pas facile à démontrer.
Mais en bonne foi — le contraire de ce qu'on appelle une foi —, on peut au
moins condenser rapidement beaucoup de l'indispensable et aboutir à une
conclusion humaine, que ce soit pour l'accepter déjà ou pour exiger de
poursuivre.
Parmi les meilleurs repères — ni
ceux-là ni le reste ne sont faciles à saisir dans leur importance —, Camus
comme Orwell ont répété : justice
et liberté. De même, quand on a
demandé, tout à la fin de sa vie, à Abraham Serfaty de résumer d'un mot la
cause pour laquelle il avait combattu, il a répondu d'un mouvement : justice.
En face, dans les parodies hideuses
où les pouvoirs salissent les étoiles nos repères de leurs pollutions,
brouillasses et remugles, on fait par exemple jurer impossiblement "la vérité, toute la vérité, rien que la vérité"
pour en fait rendre des jugements qui souvent sont seulement l'institution judiciaire des privilèges
et non la justice ; ou bien, contre
ceux qui osent parler de science pour établir le vrai, on brandit que le
journal de Staline s'appelait Pravda
— le mot russe pour vérité.
En tout donc, c'est dans une jungle qu'il
faut s'orienter et s'éclairer.
Si on emprisonne une bête
dans des liens ou des cages, elle se débat et lutte ou au moins le tente :
une simple bête a un sentiment de liberté,
et ce peut être un crime que son enfermement. Surtout, cela aide déjà à mesurer
en affaires humaines, politiques, les crimes d'oppression, inquisitions,
esclavages, répressions et guerres. Mais plus haut encore — et quoiqu'une bête
puisse être éclairée de quelque conscience, de quelque sentiment de réalité —,
nul animal hors l'humain n'atteint ce que représente notre expérience en histoire et en science, base de vérité. C'est essentiel.
Car c'est de cette valeur — non seule, mais strictement indispensable —
que peut procéder la justice. Un
chien peut être merveilleusement éduqué à défendre un enfant, jusqu'à donner sa
vie : mais les chiens des S.S. aussi, rappelait Camus, étaient fidèles à
leurs maîtres. L'élaboration en ce qui mérite d'être appelé culture — non aux
sens viciés d'expressions locales, mais de nouveau au sens humain le plus général,
planétaire et panchronique —, ce qui au plus long terme conserve les chances de
survie de notre espèce, LA
civilisation, universelle, LA
culture, universelle, cela ne peut être qu'affaire humaine.
Voilà l'une des raisons,
indubitables, pour lesquelles au bout de tout la vérité est valeur première.
C'est au fond pour cette même raison que les pires traîtres prétendent ériger
en "vérité" une soi-disant révélation, par exemple déclarée "parole
de dieu" par les plus constantes et cruelles violences sur des siècles et
des siècles, et ensuite perpétuée par viol précoce d'âmes infantiles, évidemment
incapables encore d'autonomie et donc de raison. A l'opposé de telles
trahisons, c'est seulement au nom de l'expérience
universelle, peu à peu reconnue dans sa justesse par l'humanité entière, en
multiple cohérence avec le monde et dans l'accord de tous les êtres, qu'on a le
droit de parler de vérité — que ce soit sur l'origine du monde, sur celle de
notre espèce, ou sur les nécessités politiques.
A partir de là, peut-être
que s'effaceront un jour les distinctions entre savoir et empathie : peut-être
que l'on verra comme unité d'un côté l'intériorisation profonde du déjà acquis (départ
des renouveaux d'art et science), et de l'autre côté la résonance immédiate et chaleureuse
à l'éventail de toutes les sensibilités humaines. Mais en tout cas c'est dans
la vérité — il faut répéter : en ses étapes, ouverte, provisoire, et
cependant universelle — que gît la condition initiale et indispensable de LA justice, pour que celle-ci à son
tour puisse être dispensée au nom de tous et dans le respect de chacun.
Ainsi, parce qu'une bête n'a pas accès
à la vérité — au sens expérimental, profond, sans cesse redit ici —, elle n'a pas
accès à la justice qui, même vis-à-vis des bêtes, ne peut être
qu'humaine : parce que seule l'humanité accède à la vérité. Un tigre
assassinant une antilope ne peut être convaincu d'injustice, au contraire un
oligarque faisant assassiner des révoltés peut bien les accuser d'être "infidèles"
ou d'attenter à la sûreté de l'Etat, il n'est qu'une brute immonde cherchant
des moyens d'égarement et propagande, et cette brute doit être accusée,
convaincue et sanctionnée pour injustice. Ce qu'il faut faire des tigres et des
oligarques, ce n'est pas à leurs hyènes et chiens couchants qu'il faut le
demander, mais au savoir universel, accessible aux humains universellement. Là,
seulement là, justice.
Car ce schéma n'est pas, lui,
soutenu pour sa commodité à quoi ou qui que ce soit. Au contraire il vient d'une
exigence de cohérence incluant l'humanité dans son ensemble et les conditions
de son équilibre, l'essentiel du savoir déjà présent en elle et en chacun de
ses êtres. C'est cela qui impose d'abord
la vérité. Ensuite, la justice est à la fois la valeur la plus haute et la
lutte la plus nécessaire.
Mais
dans cette ligne, la liberté perd de son rang. Car si l'on sait assez complètement
ce qu'il faut faire, il est injuste de ne pas agir pour le faire : le
savoir commande l'agir, le savoir oblige au juste, en ce sens on n'est
donc pas libre. Certes tout notre passé nous fait ressentir d'abord la révolte
contre les volontés de pouvoir, les hargnes de domination folle qui écrase des
vies — et bien souvent celles déjà épanouies contre la psychose de pouvoir — : ainsi la revendication
historiquement apparue la première crie liberté, non sans quelque justice. Mais
c'est là aussi que passent les contre-révolutions en "liberté" des
"propriétaires" de biens, de travaux, enfin de vies des autres, telle
l'actuelle "liberté" "d'entreprise". De telles perversions
ne peuvent naître que violences : l'équilibre et la paix, d'après l'expérience,
vont à l'opposé de ces "libertés"-là.
C'est pour cela que la revendication
de liberté, quoique la plus immédiatement naturelle, doit être dépassée. C'est
pour cela qu'il faut apprendre à exiger d'abord
la vérité, la diffusion du savoir universel : ensuite seulement on
peut réaliser ce qui mérite de l'être, en toute justice — et qu'il vaut sans
doute mieux appeler épanouissement que liberté.
D'une certaine façon
d'ailleurs, les oppresseurs et menteurs qui prétendent gouverner accentuent
cette démonstration, aujourd'hui plus que jamais : car jamais l'alliance
entre les anciens et les nouveaux professionnels de la menterie, les prêtres et
les journaleux, n'a fait d'aussi grands efforts pour voiler ou au moins éparpiller
ce qui devrait être ramassé en vrai savoir. Les déchaînements largement confluents
de propagandes nouvelles et d'anciennes religions sont des conditions obligées des
égarements, des terreurs et des crimes qui empêtrent actuellement la lutte démocratique
mondiale. La vérité, donc sur tout, dont les guerres intérieures ou
extérieures, cette vérité est désormais
clairement ce qu'il faut répandre d'abord pour la survie humaine : non
seulement comme condition première, mais parce que lutter pour elle suffit à
faire voir où sont les ennemis de l'humanité, et ce que doit être la lutte suprême
— celle pour la justice.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire