Retour encore à cette
valeur fondamentale (Actuel 101), caractéristique de notre espèce. Plus les
choses vont, plus il me semble que "liberté", pourtant si naturel,
laisse place à des flous bien inquiétants ("liberté" du marché,
"liberté" de piller) ; plus au contraire "vérité" me
semble aller plus nettement et simplement au fond de ce qu'il faut humainement :
savoir et faire. On répète un peu partout que la première victime des guerres
est la vérité — en fait, la diffusion de la vérité — : cela aussi dit bien
l'état présent de notre pauvre Terre, et de notre espèce.
Sur pareille affaire, on doit voir
de haut, temps et planète.
De Montaigne, Essais, II, XVIII, Du Dementir, dans l'édition
des classiques Garnier, Paris 1952, p. 387 :
"Le premier traict de la
corruption des mœurs, c'est le bannissement de la verité [...] Nostre verité de
maintenant, ce n'est pas ce qui est, mais ce qui se persuade à autruy". Voilà une belle façon de ramener à leur bassesse
les tenants de la "post-vérité", leurs débats
("post-modernes") et leurs mots — "conspirationnisme", si
présent, a été d'abord recommandé par la CIA, le Monde & Cie, à propos de l'assassinat de
J. F. Kennedy... —. Voilà une belle façon de ramener à leur nullité
tous les decodex et faiseurs d'Index
de la planète, et à leur lâcheté ceux qui se laissent terrifier seulement d'être
accusés de complotisme.
Ce blog disait tout récemment
(Actuel 112) le rafraîchissement bouleversant que procure la relecture de La mémoire courte de Cassou. Il y a, écrivait
l'auteur, une certaine abdication de la conscience qui revient à son "renoncement [...], insensibilité à sa
durée, oubli [...], négation de toutes choses qui furent toujours et sont,
renversement du sens des mots qui servent à les désigner, et en leur place
fantasmagorie d'illusions strictement présentes et immédiates, sans racines,
sans corps, chimères vaines, mensongères et qui, elles méritent bien le titre
de dérisoires." Quel tableau mieux qu'orwellien, du remplacement de
l'information véritable par "l'actualité" de media, et du renversement du sens des mots et
des institutions ! Problème de fond du totalitarisme, en ce moment
financier, donc problème de la lutte là-contre de tout être assez épanoui humainement.
En ce renversement totalitaire, il y a déjà l'institution
judiciaire qui se prétend justice et agit à l'envers de l'humanité — par
exemple en condamnant à la prison ferme des gamins coupables de ridiculiser une
publicité (fer de lance de propagande), et en laissant au contraire courir en
toute "liberté" les plus infâmes trafiquants et potentats —. Mais il
y a aussi, disait fort bien Cassou, que "C'est
une tâche bien difficile que de faire entrer dans les mêmes programmes
d'enseignement la culture du mensonge et ce que, depuis que la science existe,
on appelle la recherche de la vérité". Qu'il s'agisse d'histoire ou de
science, quelle superbe définition des tricheries ministérielles en dressage
national, dit éducation !
En synthèse, Cassou toujours : "[...] siècle du totalitarisme. Jamais
si épaisses ténèbres n'auront recouvert le monde. Car le totalitarisme est un
système qui, par sa prétention à tout embrasser, produit nécessairement
l'obscurantisme. [...] ici il brûle des livres ; là il proteste contre ces
autodafés au nom de la liberté de la culture, mais [en réalité] parce qu'à ce moment-là, dans cette
conjoncture-là, la défense de la culture convient à sa stratégie [...] ce n'est pas un principe, c'est un slogan
qu'il rejettera lorsqu'il ne lui sera plus utile [...]" : quel
schéma du "deux poids, deux mesures" des propagandes, notamment de
l'OTAN, instrument des plus terribles privilèges érigé en "Communauté
internationale" ! La question de brûler
les livres est annexe — en fait on préfère noyer
la vérité dans des marées et marais de martèlements médiatiques et de littératures
sans consistance, on préfère rendre inaccessibles les bibliothèques où sont
tous nos trésors, à force de pesanteurs de "sélections" dans les études
et de narcoses par sites pornographiques, sexe ou politique —. L'essentiel est
que "Le totalitarisme a pour ennemis
directs la pensée humaine, la conviction librement formée, exprimée et assumée,
le jugement critique, la réflexion, l'opinion, l'idée. Il ne peut admettre la
science, l'art, les livres."
Cassou
prolonge la description de cette quintessence totalitaire par la transformation
des foules en masses. Celles-ci, dit-il, sont par nature prêtes pour la guerre,
parce qu'elles ne peuvent être constituées qu'en elles-mêmes, en masses :
alors chaque être, réduit à son animalité, élément du bloc grégaire, ne peut
ressentir comme issue à son besoin de décharge agressive que "l'excitation fanatique" où il
est maintenu en "perpétuelle
disponibilité". Ainsi "Les
forces de la mentalité primitive sont lâchées [:] le renoncement à la personne, l'inhumanité, l'indistinction du vrai et
du faux [...]". C'est vertigineux
de justesse, ici et maintenant : manipulation de meurtres commis par des
misérables pour exciter la terreur et la haine des "de souche" ;
prolongations en "état d'urgence" d'Etats déjà policiers, fascisés ;
acharnement dans l'entretien du terrorisme par les fleurs faites par nos hommes
d'affaires à des criminels comme les féodaux d'Arabie Saoudite ou les
trafiquants de cocaïne d'Afghanistan — c'est bien la perpétuelle disponibilité à l'excitation fanatique de masses, soigneusement maintenues en ségrégation
et apartheid par des frontières absurdes, pays ou quartiers, avec renoncement à la personne. Plus
d'individus, mais ces masses, ces
troupeaux, réflexes grégaires et décharges agressives. Aussi l'inhumanité est-elle clairement perçue
comme liée à l'indistinction du vrai et
du faux : la priorité entretenue du réflexe animal sur savoir et
raison. C'est bien à cela que se consacrent nos media de la honte, égarements et
"débats" accaparés : faux problèmes, mots déviés, professionnels
brandissant comme science et art ce qui est négation de toute science, de tout
art, de toute vérité, de toute réalité ; c'est l'objet des haut-parleurs financiers
de mélanger et dissoudre la vérité dans des enchevêtrements rendus inextricables
de faits filtrés, de non-évènements, d'interprétations ou désignations
malsaines et vicieuses.
En
réponse, contre toute dialectique, il faut aux progressistes restituer à la
notion de vérité une autre envergure et une autre histoire que les mesquineries
nauséabondes du temps pervers actuel. Cassou, on l'a vu, insiste sur le sens et
la portée de cette notion de vérité :
"depuis que la science existe".
Cette remarquable formule dit bien son sens d'approximation : la vérité est la meilleure approximation
de la réalité à une époque donnée. Elle est donc attachée à la notion
de progrès. Sa source est l'expérience-science-et-histoire
toujours étendue, comme doit être toujours diffusée son universalité : rien n'est vrai qui ne puisse être reconnu
comme tel, dans ses limites de précision, par tout être humain, et cela fonde le droit universel à l'éducation-instruction. Le caractère provisoire de
tout aboutissement est évidemment saisi comme prétexte à bannir la notion même :
c'est ce que font par exemple, sous prétexte de référence à un absolu absurde,
tous les religieux théistes ou dialectiques (avec une brutale netteté dans
l'arriérisme depuis Bonald, de Maistre, et Hegel suites comprises) ; ce
bannissement est aussi le métier des obsédés de "relativisme", autre
sorte de mauvaise foi et de contradiction automatique. Contre les uns et les
autres il faut, et cela suffit largement, faire retour à la nécessité première,
évidente, de la vérité : ses caractères d'approximation, de perfectionnement
indéfini et d'universalité humaine.
A
l'opposé dans le temps présent, il y a une fausseté particulière qui vibre dans
tous les débats, toutes les propagandes, et qui me semble plus liée que jamais à
un contexte social, mondial — mais lui aussi passager.
Certes il y a toujours eu des
religions et des Verbes destinés à égarer les gens sur le thème central du pouvoir-privilège, et de ses oppositions
inévitables à la vérité comme à la justice. Mais en notre siècle, il y a
une diffusion particulière de la menterie par érection en système de "la
mercante", comme dit Cassou : c'est-à-dire la propagation des trafics
à toutes échelles, individuellement et mondialement acceptés (donc tout à
l'envers des illusions de "classes" bien délimitées) comme moyens
d'existence et de statut social. De là acceptation et intériorisation, en tous Etats et en toutes majorités actuelles,
des pourritures de monnaie et de propriété, puis la dépravation qui fait préférer
à tant de citoyens d'être considérés comme commerciaux que comme techniciens,
et ne parlons pas d'ouvriers (manuels ou intellectuels). Cette horreur-là, à ce
niveau-là, est typique de notre temps.
Car le pontife ou le pape était censé
au moins dire une loi commune qui, sous couvert de mythes faisant largement place
à une "compétence" juridique et politique, concernait tout de même
une vie quotidienne fondée sur la nature. Cela n'empêchait pas bien d'autres
que le grand chef de se faire parasites et prêcheurs : mais c'était
souvent ridicule, apparent et donc parfois sévèrement condamné (par les esprits
cultivés, dits libres : qualification intéressante à discuter).
Aujourd'hui au contraire, le dernier de nos crevards d'anti-citoyens trouve
naturel et obligatoire de tenter de s'insérer en activité mercantile, et il
mesure systématiquement sa réussite à sa hauteur reconnue — patrimoine et
revenu — dans cette insertion sale.
Il ne s'agit pas de prétendre que
les mensonges antiques aient valu plus cher que ceux de 2017 : les
absurdités bibliques sont devenues religions dominantes à force de ravages des
esprits et des continents — inquisitions, guerres mondiales et disputes des
colonisations, depuis les Croisades jusqu'aux dévastations d'Afrique et d'Amérique,
sans oublier bien d'autres ruines dues aux programmes de destruction pensés par
les financiers, comme celles d'Europe en 1945 et de la planète entière
aujourd'hui —. Il s'agit de voir que, comme la forme des fautes change et ainsi
dévie l'élan juste et sûr de la lutte humaniste, le degré d'intériorisation de la bestialité peut s'approfondir au fur et à
mesure que cette bestialité se raffine.
Par exemple naguère, surtout à la
suite de nos Lumières et malgré la pesanteur des christianisations forcées et
forcenées, une simple famille comme les Stuart Mill était assez parfaitement
athée (prudemment : mais fort consciemment) et de tels cas se sont faits
de moins en moins rares depuis au moins Bayle et le curé Meslier. C'était le début nécessaire d'un chemin
d'exigence sociale et solidaire. Au contraire aujourd'hui, bousculé
sans cesse, surexcité de réflexes de référence grégaires et agressifs, le crétin
ordinaire croit qu'il est profond en répondant après deux ou trois passes de débat :
« l'argent, il en faut bien », sans mesurer le moins du monde
l'ineptie économique et historique qu'il profère (cf. Actuel 90, Economie). Tentez de lui expliquer qu'il
a besoin non de numéraire mais d'aliments, de logement, de vêtements comme cela
s'est déjà trouvé depuis mille siècles ou davantage, il vous rétorquera obstinément
que tout cela passe "obligatoirement" par la monnaie ; pareil
niveau de stupidité ne soupçonnera jamais le lien immédiat, obligé de l'argent
aux structures d'abstraction de la réalité économique et de là aux privilèges
insensés, pareil niveau de stupidité ne soupçonnera jamais les mille siècles et
plus, où la monnaie n'avait guère de rôle, et la régression sociale qu'elle représente.
Ainsi l'abruti médiatisé du temps présent
a peut-être moins de chances de se sortir de la pesanteur ambiante que le "sauvage"
des débuts humains : car celui-ci était au moins ouvert à de nouveaux
outils, fussent-ils encore de pierre. C'est, je crois, surtout par cet
enfermement d'accoutumance au fric-roi (dieu-fric) que passe le basculement de
la surface économique à la profondeur politique, l'horreur de l'intériorisation fixiste du mensonge,
la perte de sens de la réalité en société.
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