Ce qui a pu durer s'est fait à
travers vice et incohérence, en histoire humaine
de façon aussi lamentablement
aléatoire que dans le cosmos et l'évolution.
Car
ce qui est juste, l'expérience-science-et-histoire, est encore peu diffusé :
d'un côté on sait mal expliquer,
surtout les découvertes récentes ; de l'autre côté les gens sont si
primitifs, craintifs et abrutis qu'ils cherchent bien plus vite à fuir en faveur de mirages ce que
l'expérience découvre, qu'à accepter
la réalité. Ainsi se perpétue l'héritage de barbaries et de tabous,
donc des tyrannies, dogmes et scolastiques.
Les plus grands échecs des
progressistes tiennent à cette catastrophe immanente : à cause d'elle, les
révolutionnaires les plus actifs de 1789 ont rétrogradé à l'infâme prêche
rousseauiste, et ceux de 1905-1917 ont brandi comme référence l'héritage
théologique de Hegel, badigeonné par Marx d'illusions sur le messie prolétarien
et ainsi fort efficacement maintenu irrationnel et antiscientifique.
Rousseau
d'abord.
Buonarroti était atteint, comme
Robespierre, par l'investissement dans la vague "égalité" de Rousseau.
Mais il fut aussi compagnon de Babeuf et comme lui communiste fort courageux et
résolu. Une réédition de ses souvenirs sur la
conspiration des égaux a été menée par Arthur Ranc en 1869 (Ranc était
encore "de gauche"), et le recul d'une nouvelle génération permettait
déjà des remarques admirablement éclairantes : ainsi p. 26 de cette
réédition (BNF-Hachette), quand Buonarroti s'égare à écrire, à propos des dérapages
dès avant Thermidor où déjà s'instillaient des véroles d'Etre suprême,
"ce culte sublime qui, confondant les lois de
la patrie avec les préceptes de la Divinité, doublait les forces du
législateur, et lui donnait les moyens d'éteindre en peu de temps toutes les
superstitions et de réaliser tous les prodiges de l'égalité",
Ranc
ne manque pas de placer en note :
"Voilà où se marque bien la détestable
influence de Rousseau, promoteur de la réaction
religieuse contre la philosophie du dix-huitième siècle. Imbu des
principes religiositaires de Rousseau, Buonarroti ne se rend pas compte qu'en
instituant la fête de l'Etre suprême et en frappant l'athéisme dans la personne
des hébertistes, Robespierre a frappé la libre pensée elle-même et donné le
signal de la contre-révolution."
En effet : non seulement Robespierre
a eu largement tort contre les "hébertistes" (ce que Buonarroti
reconnaît, cf. même édition, la note deux pages plus loin), mais il a été plus coupable
encore en s'en prenant à l'héritier direct de la philosophie expérimentale au
moment de la grande Révolution, Condorcet (qu'il traita de "lâche
Caritat"). A-t-il des excuses ? estima-t-il qu'on ne pouvait d'un coup
faire fi de bien des siècles de tradition religieuse ? sommes-nous en
mesure de juger des éléments d'intuition justes et des réflexes ambitieux sales
d'un des plus grands révolutionnaires ? Cela peut être discuté. Par
contre, le caractère malhonnête de Rousseau et son déséquilibre mental
d'ensemble sont sans contestation possible, aussi bien dans ses fumées
philosophiques que dans ses prosternations aux seigneurs de Genève ou dans son
comportement et ses écrits relatifs à ses contemporains (Voltaire déjà, mais
bien davantage d'Holbach et surtout Diderot).
Or
c'est justement son vice qui a fait le succès de Rousseau. Car la
fascination qu'exercent de purs hâbleurs, ignares en savoir rigoureux et
téméraires en affaires humaines, exigeant en vrais chefs la soumission et non
la compréhension, est une constante politique de toute l'histoire de notre
espèce. C'est dans cette ligne que
les théologiens et prophètes se sont
toujours empressés de projeter au ciel des dieux
en se montrant incapables de voir la réalité des astres et de
l'atmosphère ;
ils ont toujours accumulé les
racontars absurdes et les ratiocinations maladives
tout en méprisant les évidences de
l'expérience et les exigences de la pensée.
Ces faux recours "magiques"
et ces fausses fécilités sont
au principe même de leur ridicule, et
de leur contagion.
Contre cette perversion, Einstein
disait à propos d'Aristote : "si
ce genre de philosophes n'était pas si obscur et si confus, il ne se serait pas
maintenu aussi longtemps. Mais les gens ont justement un respect sacré des mots qu'ils sont incapables
de comprendre" — sacré : comme les textes sacrés,
avec leurs obscurités, engendrant les disputes des théologiens et les scissions
des marxistes. De même encore, non l'incapacité,
mais le refus de comprendre est aussi une donnée manifeste — cultivée certes
par les pouvoirs, mais d'origine plus ancienne : c'est la rechute grégaire
qui fait se ranger confortablement dans un troupeau, la tendance primaire animale, bête, au lieu de l'effort
proprement humain d'extension de la conscience.
Marx ensuite.
Quand on commence à maîtriser les poussées
moutonnières qui encombrent tout itinéraire intellectuel, et à se faire idée
des répressions et sauvageries qui ont obligé tant d'honnêtes gens à se ranger
souvent auprès des marxistes (en fait : moins auprès d'eux que contre
des réactionnaires plus évidents et plus immédiatement dangereux), on
doit relire et comparer deux ordres de textes :
– ceux des "Lumières" — déjà Montesquieu surtout
polémiste ; Voltaire tant qu'il dit de l'histoire et qu'il ne se prétend pas
autrement philosophe ; et puis d'Alembert, d'Holbach surtout mûri, Diderot
plus que tout autre, voire parfois Rousseau quand il ne fait que s'attribuer
les idées volées par lui dans le salon de d'Holbach, ce qui arrive souvent — :
tous disent des faits, tous parlent net, tous s'expriment pour être compris
– et en opposition les textes d'abord de Hegel,
cumuls de scolastique et de rage anti-réaliste et spéculative inégalée depuis
Thomas d'Aquin, encore épaissis de pédantisme et d'obscurantisme plus fort
qu'Aristote même, puis dans cette lignée
Marx, surtout dans ses dissertations indéfinies en "critiques de
critiques critiques" qui donnent le ton et le style au plus gros du reste
— de Hegel comme de Marx, on a ainsi des livres et des livres sur d'autres
livres, et une notion de la "science" qui eût semblé ridicule même à
Montaigne (gravement faux à cet égard, mais plus excusable de ne voir dans ce
mot que la lecture des anciens lettrés).
Nous
venons de rappeler Babeuf, Buonarroti et les Egaux : ils furent bien
entendu englobés en "incultes" (p. 572, tome "Philosophie"
des Œuvres dans La Pléiade) par Marx,
toujours avide d'écarter et salir ceux qui bien avant lui faisaient appel à
expérience, savoir et raison — il est édifiant de chercher combien de fois Marx
cite Galilée, le plus important contributeur initial à la méthode expérimentale,
ou Diderot, le plus clair auteur de la philosophie expérimentale —. De Thalès
et Thucydide aux Lumières en passant par le monde mahométanisé, toutes les
sources de la rationalité sont barrées par Marx, qui au contraire ne manque pas
de s'agenouiller devant le sinistre Aristote, l'également obscur Spinoza, et le
mage Rousseau : c'est, partout et toujours, une vacuité ignorante et
acharnée sur les origines des principes expérimentaux, sur les courants de
pensée les plus rigoureux de l'histoire ; c'est le sectarisme dans les
ténèbres pré-totalitaires dont les disciples ne sont jamais sortis, malgré
quelques protestations d'Engels — et malgré les bien plus vigoureux rappels de
Lénine.
Ce qui était déjà grave
chez Rousseau (le prêche ignare "écartant
tous les faits", comme il écrit
lui-même) devient catastrophique après la rétrovolution hegelienne et Marx :
car, peu compréhensible, celui-ci facilite considérablement l'illusion qu'il
est savant, et donc l'admiration, le respect
sacré dont parle Einstein pour des mots qu'on ne peut comprendre.
Il est d'ailleurs drôle de voir que ce qui fait finalement le succès
d'Einstein, c'est la difficulté de l'apprentissage exigé par son renouvellement
du cadre physique (analyse tensorielle infinitésimale et relativité générale) :
car les bêtes humaines s'arrêtent bien plus volontiers à admirer une
"célébrité" sans comprendre, qu'à dépenser de l'énergie dans le
cortex qui pourtant les caractérise ; et dualement, là où Einstein est
extraordinaire à la fois de simplicité et de profondeur — dans tous les
fondements qu'on lui doit de physique quantique — il est rageusement décrié et
voilé par les réactionnaires, aussi abondants aujourd'hui en université que
partout ailleurs, sans guère de protestations...
Konrad Lorenz, lui aussi,
est simple et clair quand il parle
de science (et qu'il ne s'égare pas à tenter d'amadouer les traditions prétendues
philosophiques) : d'où l'insuccès
de l'éthologie, surtout politique (cf. dans ce blog les Actuels
84-5-6 de mai 2015, ou plus vite 120 de décembre 2017).
Reste à évaluer les chances de
survie humaine et d'assimilation du savoir essentiel, après l'oubli des
Lumières et deux siècles d'obscurantisme hegelien.
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