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Ce blog comporte quatre parties :

– les articles simplement actuels

– des textes de fond, insistant sur le point de vue expressément politique adopté partout ici

– des rédactions plus anciennes par exemple à propos de simples citoyens d’un côté, de potentats de l’autre, aux Etats-Unis

– des échanges avec correspondants qui seraient trop restreints à l'intérieur des cases prévues.


dimanche 29 juillet 2012

Fond 5 : Sur le test de Milgram


La série d'expériences connue sous ce titre, ou celui de "Test de soumission à l'autorité", a eu lieu voici un demi-siècle à l'université de Yale. Son influence est aussi volontiers reconnue par les véritables progressistes (on en a tiré, entre mille affaires, le film "I… comme Icare") que soigneusement tue chez des bien-pensants, avoués ou non — par exemple, dans le DVD d’archives du "Monde Diplomatique" (1953-2011), Milgram est cité dans... trois (3) articles —. Bref il s’agit d’une affaire aussi énorme que la censure contre l'éthologie, spécialement humaine : nous verrons que c'est pour les mêmes raisons.

Donc d'abord la référence : il existe des traductions françaises, mais il faut recommander la bonne édition du livre de Milgram chez Harper Perennial / Modern Thought, facilement acquise sur la Toile pour quelques euros. Ensuite un court rappel du cadre expérimental.
Les choses se passent dans une salle de laboratoire universitaire de sciences humaines, légèrement cloisonnée en deux ou trois petites pièces. On a au centre un tableau à voyants et manettes multiples avec un écran d'abord éteint, et des boutons de décharges électriques gradués de 15 en 15 volts, de 15 à 450. Un expérimentateur en austère blouse grise reçoit en même temps, sans marquer de différence entre elles, deux personnes qui ne se connaissent pas. Il désigne l’une comme "le maître", l’autre comme "l’élève" : mais en fait, "le maître" (masculin ou féminin) est le sujet naïf de l’expérience, recruté par annonce dans les journaux avec promesse de rétribution ; tandis que "l’élève" est un acteur professionnel travaillant pour le laboratoire.
Au début de l’expérience, cet élève est attaché dans un recoin à son siège, sous les yeux de tous les participants. L’expérimentateur explique alors le canevas : le maître doit indiquer à l'élève un mot, puis une courte liste où choisir un apparié — par exemple le mot “ciel”, la liste “vert, bleu, rouge, noir” ; l’apparié est alors  “bleu” —. Si la réponse est bonne, on passe à la suite ; si la réponse est mauvaise, le maître reçoit de l’expérimentateur l’ordre d’appuyer sur une touche censée administrer une décharge, commençant comme indiqué ci-dessus à 15 volts puis régulièrement croissante. L’élève se plaint à partir de 75, proteste verbalement à partir de 120, et hurle de douleur à partir de 285 — il va sans dire qu’en réalité il ne reçoit aucun choc —.
Jusqu’où ira le désigné maître avant de refuser d’obéir ? En très gros, les chiffres constatés (dans plusieurs pays, car l'expérience a été reproduite bien des fois) montrent qu’environ deux tiers des sujets acceptent d’aller jusqu’à la torture (souvent en manifestant une tension de plus en plus grande, mais en se laissant inciter à poursuivre par l’expérimentateur). A vrai dire le nombre le plus intéressant est celui qui mesure le pourcentage de refus immédiats de participer, de refus d’infliger une souffrance à un innocent sans défense :
0.
Il s'agissait dans l'esprit de Milgram de saisir avec certaines précisions les rouages et les conséquences possibles du sens de la discipline, ce qu'il éclaire par une citation proposée au début de son livre : "dans la lugubre histoire de l'homme, on trouve que davantage de crimes hideux ont été commis au nom de la discipline qu'au nom d'une rébellion". Un des objectifs ainsi reconnus était la compréhension des massacres les plus considérables de la Seconde Guerre mondiale, en particulier la Shoah : mais Milgram n'a jamais fait mystère de l'application de sa réflexion aux violences et guerres en général, et durant les deux ou trois décennies de sa courte carrière il n'a cessé d'expliciter cette application — ce fut par exemple le cas lors de la destruction du village de My-Lai (tous âges inclus) pendant la guerre du Viet-Nam.

Il y a eu d’innombrables articles à propos de ce test — dont, encore une fois, des confirmations internationales —. Il y a eu surtout, comme bien l'on pense, de dures critiques. L’une des plus significatives est la vertueuse indignation d’âmes délicates, quant au fait que les sujets (les "maîtres") étaient maintenus dans l’ignorance du rôle véritable de l’acteur professionnel et des choix de listes de mots : ainsi on se détourne de l'énormité des réalités démontrées pour pleurnicher au nom de riens — c’est l’habituelle sensibilité moralisante, extrême dès qu’il s’agit d’interdire l’expérience scientifique, spécialement quand celle-ci risque de permettre d’éclairer et diminuer les sources de souffrance des gens ; ainsi l’Eglise proclamait son horreur du sang ("Ecclesia abhorret a sanguine") quand il s’agissait d’interdire la dissection des cadavres, indispensable à la médecine, aux époques mêmes où elle brûlait vifs, le plus ardemment, les déclarés hérétiques — dont ceux, qualifiés de sorciers, qui osaient soigner leurs frères humains en dépit du Christ à partir de ladite médecine, en ce temps entièrement arabe et juive.

Pensez donc : que deviendraient les jugements des foules et des peuples sur les armées de soldats et de tortionnaires, sur la propagande des media et les lois de l’espèce "Patriot Act", sur toutes les législations (opposées aux conventions internationales) autorisant la torture pour peu qu’elle soit déclarée favorable aux Etats-Unis d’Amérique, et tout et tout, bref que deviendrait la soumission aux injustices et privilèges si on laissait réfléchir sur le droit à la désobéissance, si on se mettait à laisser lire clair ce que morale veut dire ? Que l'on songe particulièrement à certaine lignée prétendue civilisatrice : qu'y deviendrait l'obédience à la puissance spirituelle, si on médite le sens de la malédiction contre ceux qui désobéiraient au pouvoir en goûtant aux fruits de l'arbre de la connaissance ? De façon bien intéressante, Philip Zimbardo (auteur de la douteuse mais intéressante "Expérience dans les prisons de Stanford") rappelle que cette malédiction met l'obédience, la soumission humaine, au-dessus de toute valeur et comme condition du droit au bonheur, avec en outre un sadisme spécial : elle est "transgénérationnelle" — même les enfants à naître sont déjà coupables du péché originel, et l'on sait l'usage que la papauté a fait dans ce sens du fameux crime de déicide, dont tout enfant juif serait de même coupable dès qu'il respire. Eglise, Eglise, à qui tu tiens, on peut bien dire : adieu bon sens !

On ne prétend évidemment pas ici épuiser le sujet, mais insister : comme les textes d'Orwell (que Milgram ne manque pas de mettre en exergue), le test de Milgram est à la base de toute culture progressiste depuis sa parution (1973). On se contentera d'en reprendre quelques traits, dont un essentiel.
Bien entendu le point central de la démonstration est la difficulté avec laquelle la morale (le sentiment de justice envers l'autre, le contraire du moralisme) prime sur l'ordre établi : c'est bien cette nécessité première qu'ont clamée avec une netteté spéciale Einstein et Camus, et qu'ont pour un temps établie par exemple les luttes de Résistance contre les totalitarismes et colonialismes. (Au passage : rien n'empêchera de retrouver sur la morale les ironies sales et le cynisme commun chez Marx et ses petits camarades, surtout tant qu'ils ont eu quelque pouvoir.)
Or Milgram insiste de lui-même sur ceci : on ne peut comparer la contrainte dans le cadre expérimental qu'il a choisi, et les menaces d'une autorité bardée de lois et galons — le soldat qui simplement dénonce la torture court bien d'autres risques que les "maîtres" du test, libres en fait à tout moment de quitter le laboratoire ; et ne parlons pas des refus de mobilisation... — Le résultat de Milgram en est encore plus extraordinaire et éclairant : le sens social perverti en soumission est un legs assez puissant pour demeurer actif sur une simple et faible incitation. C'est, pour ceux qui se souviennent de l'éthologie comparée, le signe d'un legs de l'évolution même : le sens de la hiérarchie n'est pas actif seulement chez les primates, on peut retrouver de telles interactions entre connexions neuronales et stimuli loin dans le règne animal tout entier. La condamnation "en fauteuil", de la perte de conscience et plus encore de maîtrise morales, devient ridicule quand on a vécu ce que la contrainte grégaire représente, et on voit partout les forces réactionnaires acharnées à toujours étendre l'obédience, l'obéissance, la soumission, L'ORDRE. Les papes, les colonels et les manipulateurs de media des guerres coloniales n'ont pas fini d'en tirer des maléfices monstrueux : les études en monnaie et en classes sont de la rigolade à côté de ces puissances.

Ce serait être infidèle à Milgram que de ne pas chercher plus loin : analysons-le donc encore.
Repartons de son test, en ceci : il suffit d'un vague contrat entre un expérimentateur et une recrue de hasard d'un laboratoire pour faire, de deux tiers des gens, des tortionnaires. Milgram le souligne et dit, après Arendt : banalité du mal. Non. C'est typique de la verbalisation creuse et stérilisante. Il est vrai que le mal n'est pas simple affaire de sadisme : mais cela ne signifie nullement qu'il n'existe pas, en tous et en chacun, de tendance sadique. Il faut poursuivre sur ces horreurs d'abord repoussantes.
Milgram est admirable de constater la puissance du ciment social qu'est la transmission par obéissance, et les dangers abyssaux de paralysie morale où ce ciment peut faire chuter. Milgram a raison de remarquer que l'attraction technique pour "le travail bien fait" (avec l'assurance d'une reconnaissance sociale) fait perdre de vue ce qu'est le résultat du "travail". En faisant agir deux sujets, l'un qui seulement lit les mots et l'autre qui appuie sur les boutons électriques, Milgram fait encore mieux : il montre comment la répartition des tâches et un début d'ampleur sociale facilite infiniment la déresponsabilisation et la bonne conscience pour chaque participant, par "ordres reçus" — j'ouvre consiencieusement la porte du camp à toute heure du jour ou de la nuit où on me le demande, ou j'entretiens sans reproche les moteurs du navire où sont embarqués mes camarades : mais qui concentre-t-on dans le camp, et pourquoi ? contre qui vont tonner les canons du navire que je contribue si bien à faire avancer ? que va-t-il se passer, Docteur Folamour, quand les membres de mon équipage vont larguer ce que nous savons tous ? Tout cela, Milgram le montre comme nul avant lui. Mais...
Lorsqu'il a publié son livre, le texte fondamental de Konrad Lorenz avait dix ans — et un simple pédiatre, le plus grand de son temps il est vrai, en disait déjà les mérites pour le bien des enfants et des citoyens : Dr. Spock (cf. Archive 2) avait, lui, tout de suite vu ce que représentait la compréhension, enfin, du psychisme humain dans la ligne évolutionniste —. Certes en affaires de recherche dix ans c'est peu : alors disons simplement que, s'il avait vécu un peu plus que sa pauvre cinquantaine, Milgram aurait certainement fini par synthétiser soumission sociale et éthologie. En tout cas, cela fait assez de temps perdu comme cela : essayons déjà un peu de rattraper.

Tout animal à partir des insectes et des reptiles est agressif. Ce moteur est presque aussi profond, et bien plus actif en société, que la recherche de subsistance même : ce n'est pas rien. En outre il est, en ses tréfonds, transmissif : cela n'a aucun sens de le penser séparément en psychologie et sociologie — une conséquence des équilibres agressifs est qu'on admet d'obéir pourvu qu'on soit reconnu, par exemple en faisant à son tour obéir d'autres (mais c'est seulement un exemple de transmission) ; de même, il n'y a pas de limite à la capacité à obéir (fanatisme) parce qu'il n'y a pas de limite à l'espoir de jouissance associé, jouissance qu'il suffit d'avoir ressentie une fois ; or cette fois arrive toujours dans un passage à l'état adulte, en général bien avant.
En outre, la puissance infinie des pulsions agit de façon immédiate. Au contraire la construction morale, par élargissement cohérent d'empathie, est médiate : l'éducation humaniste ne peut aboutir pour un être ordinaire sans du temps et des efforts. Certes on y arrive : peu de gens aujourd'hui sont favorables au cannibalisme, et même les potentats éprouvent désormais la nécessité de dissimuler leurs crimes sous des paravents prétendant à liberté et démocratie. Mais pour atteindre la diffusion morale, il faut répandre de mille façons du savoir, et les potentats ne risquent pas d'en favoriser la propagation — c'est bien peu dire.
Il a manqué à Milgram de saisir ces rapports.
Ainsi il parle d'"anti-anthropomorphisme" : il croit qu'au contraire de la tendance à forger des dieux-puissances à forme humanoïde (qu'on pense à la recherche désespérée d'un ennemi humain, lors d'un deuil par maladie dans les peuples ignorants de la médecine), les obédients finissent par perdre de vue leurs tyrans, et considèrent qu'ils servent des causes abstraites sur lesquelles ils ont greffé leur enthousiasme. Or les exemples de cultes de la personnalité — encore une fois le papisme est de durée et d'importance historiques inégalées — font bien voir le dynamisme de dénégation et tout ensemble de revendication du père-dieu-pouvoir, chef ou chamane, aussi bien par les fidèles que par les encultés. Dans les deux cas , la réalité est dans le même manque de rationalité : aussi bien du côté de l'allégorie ("toutes choses sont pleines de dieux", finalement toujours à forme humaine), que dans l'attribution de toute-puissance (divine) au prophète ou à son vicaire. Et l'origine de ces deux volets du dérapage mental est aussi la même : ramener TOUT à un être en même temps semblable et autre — définition au départ de l'agressivité.
C'est encore la même insuffisance, liée à l'absence de savoir sur l'homme-animal, que de mal démêler les sens de la dévaluation de l'étranger-victime : Milgram remarque que le tortionnaire dévalue APRES coup sa victime, alors que la propagande totalitaire désigne ses "untermenschen" AVANT le crime. Mais il ne semble pas identifier que c'est la même tendance de repos de conscience : dévaluer l'Arabe (ou la femme ou le Noir ou n'importe quelle sorte de gens, par n'importe quel classement) POUR en faire sa victime, ou le dévaluer et se surévaluer parce qu'on a la force de son côté, PARCE QU'ON en fait sa victime. Par exemple, le racisme français traditionnel, dans sa traduction actuelle en F-haine, est bien mal attaqué sans une telle intelligence globale : au contraire il est bien plus facile à ridiculiser et faire mépriser à partir d'elle.

Il n'est pas possible de faire beaucoup plus en peu de pages pour aider à actualiser la portée sans fin des liens entre constitution animale de l'homme et acceptation de l'oppression. Un point pourtant mérite plus d'insistance que tout le reste.
Lénine, quoique se voulant tout orthodoxe marxiste, était aussi un révolutionnaire confronté au brûlant des faits : de là vient qu'il a parlé de la soumission en "habitude de l'esclave". Ce sont des mots bien flous, mais le juste fond est essentiel.
Les reflux barbares de l'histoire ont toujours pour source la perte de conscience proprement humaine sous l'effet des pulsions animales — dont le terrible et sélectif instinct grégaire —. C'est cela, l'essentiel.
D'ailleurs, argument définitif prouvant les dangers d'une telle compréhension pour le pouvoir, le totalitarisme financier actuel : le lien entre Milgram et l'éthologie est pratiquement inexistant sur Google...

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