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Ce blog comporte quatre parties :

– les articles simplement actuels

– des textes de fond, insistant sur le point de vue expressément politique adopté partout ici

– des rédactions plus anciennes par exemple à propos de simples citoyens d’un côté, de potentats de l’autre, aux Etats-Unis

– des échanges avec correspondants qui seraient trop restreints à l'intérieur des cases prévues.


mercredi 28 mars 2012

Archive 3 : Jim Garrison

 Comment lutter contre le crime légalisé ?

In memoriam Jim Garrison
Ce texte a été publié pour la première fois en août 96 dans le n° 3 de la revue
V&L
Vérité et liberté

Quand il s’agit d’un livre d’une telle importance, il n’est pas possible de se tenir à un compte rendu. La première chose à faire est de renvoyer à l’oeuvre même, donc
1) d’abord :
On the trail of the assassins
de Jim Garrison, édition originale aux Etats-Unis par Sheridan Square Press, a division of the Institute for Media Analysis, Inc., 1988, lu ici dans l’édition Penguin. J’ai consulté au moins deux traductions françaises, toutes deux partielles, toutes deux sous le titre JFK. Aucune ne mentionne, par exemple, les intérêts communs de la CIA et de la “multinationale” française Schlumberger, dans l’OAS et les tentatives de déstabilisation et assassinat de de Gaulle – op. cit. p. 53, bas de page et note –. Il importe donc de rappeler que le texte de Garrison, hors dédicace, remerciements, table des matières, introduction, photographies, postface de C. Oglesby, notes et index, comporte 296 pages et que chaque pleine page correspond à trente-sept lignes d’environ soixante-cinq caractères, ce qui permettra aux Français de mesurer l’ampleur des troncatures de leurs traductions – au moins quantitativement, puisque tout donne à penser que la censure de nos éditeurs est... sélective.
Pour ceux qui sont jeunes dans les métiers de lecture, il faut aussi préciser que les librairies de langue anglaise en France sont d’intérêt variable, et plus ou moins disposées à fournir à des prix acceptables les publications anglo-saxonnes. V&L indiquera volontiers, sur simple demande, ses antennes actuelles en la matière.
Toutes les références ci-dessous correspondent à l’édition Penguin. J’ajouterai ceci : il y a plus de trente ans qu’en ayant fini avec mes “études”, je lis pour apprendre autant que je puis. Je me suis confronté à bien des centaines d’ouvrages, de Thucydide à Lorenz en passant ou repassant par un certain nombre de Galilée, Molière, Diderot, Hugo, Marx, Freud, Shaw, Einstein et Camus. Je n’ai certainement pas rencontré, surtout depuis dix ou vingt ans, en moyenne un seul livre par an qui m’ait fait impression aussi forte que ce texte de Garrison, dont j’ai pu prendre connaissance de façon approfondie à partir de mai 94. Aucun travail ne m’a aussi complètement fait voir les moyens et media utilisés en notre temps. J’ai certes été très touché par le film (JFK) de Stone (dont l’un des mérites est de renvoyer au livre... et d’en faire voir l’auteur, grimé et vieilli il est vrai) et j’ai consulté entre autres aussi le pavé de Jim Marrs, cité et utilisé également par Stone : Marrs donne des choses peut-être intéressantes comme galerie de marionnettes pour faire un spectacle ou comme plaidoyer pour charger le FBI et “oublier” la CIA, mais il s’agit ici d’histoire et je n’en dirai pas plus sur lui dans cette introduction. Par contre, il est exact que JFK est le film que j’ai le plus revu, intégralement ou par bribes. Bien entendu, si j’avais à conseiller ou le livre ou le film, je choisirais le livre pour ceux qui savent lire (mais pas simplement épeler), et le film, hélas, pour bien des paresseux : mais à défaut de l’histoire mieux vaut le feuilleton, et fort bien fait, que l’ignorance pure.
2) Ensuite :
On ne résume pas Garrison en quelques pages, et une grande part de la force de son livre est dans la finesse d’analyse et la masse de faits qu’il établit. Il faut donc se contenter de donner idée d’un aspect. Comme l’assassinat de Kennedy et la conspiration sous-jacente ne peuvent plus faire de doute que pour ceux qui refusent de s’informer, je m’en tiendrai ici à un thème, cher à V&L : la détermination du pouvoir dans le mensonge et le crime institutionnalisés, notamment dans le cas du pouvoir d’argent et des Etats où nous avons nos lecteurs, c’est-à-dire dans le totalitarisme financier.
I. Contexte
1960, donc. D’un côté, les tentatives humaines et leurs tâtonnements ; de l’autre, l’héritage de brutalité et ses raffinements dans l’horreur. L’évolution, progressive et régressive. Lorsque Kennedy est élu président, Khrouchtchev au pouvoir, c’est dans chaque pays d’un côté l’éternelle espérance des peuples vers un gouvernement enfin teinté de démocratie, de l’autre côté la résolution barbare des privilégiés – et cela est vrai en particulier dans les deux plus grandes puissances mondiales du moment, USA et URSS. Plusieurs fois déjà, les plus fous dans les deux Etats ont tâché de faire capoter la coexistence concurrentielle où les meilleurs esprits mettent leurs espoirs. Mais Kennedy semble avoir compris qu’une société américaine plus juste et plus forte a beaucoup à gagner de la rivalité avec l’URSS, et que tout en utilisant pleinement le repoussoir marxiste pour dégoûter du communisme il faut aussi savoir s’appuyer sur ce “mauvais exemple” : combattre et récupérer à la fois. Autour de lui, une pléiade d’intelligences – Galbraith certes, entre autres – le soutiennent de toutes leurs forces pour dénoncer et ridiculiser l’absence de liberté à l’Est, et en même temps tâcher de prouver que l’inégalité maladive n’est pas un corollaire obligé du capitalisme. Dans le peuple américain, malgré les inerties électorales, chez les Noirs, les jeunes, les pauvres, les intellectuels et bien au delà, l’espoir est immense : moment, toujours bouleversant, où un leader incarne à plus ou moins juste titre une réelle aspiration populaire – vieille illusion que le pouvoir peut être amour ou que les dieux peuvent être humains, comme le messie des chrétiens, le prophète et le dieu des musulmans, l’histoire et le prolétariat des marxistes...
Vieille affaire certes, mais aux conclusions variées. En 1963, surtout dans les zones proches du pouvoir aux Etats-Unis, tout le monde a compris que Kennedy ne veut pas d’une politique de force pure : cette seule compréhension suffit à enrager les rois du pétrole ou de la finance en général, et tous ceux qui ont bâti leur carrière sur l’anticommunisme primaire. Or à l’illusion populaire d’un leader tout bénévole répond l’illusion du président, que le suffrage “démocratique” est un appui suffisant : Kennedy ne se rend pas compte de sa solitude au pouvoir, et il est tué le 22/11/63 – le chauffeur de la voiture présidentielle a probablement arrêté sa machine pour permettre aux tireurs de l’achever, mais il est bien plus probable encore que tous les services de protection avaient cessé leur travail, ou renforcé les mécanismes mis en place pour le meurtre.
Le monde rebascule donc en guerre froide, conformément aux voeux et aux crimes des potentats les plus résolus. Au Viet-Nam d’abord, en Indonésie, au Chili puis dans toute l’Amérique du Sud, en Afrique, partout enfin le “libéralisme” déchaîne ses interventions et ses dictatures. Depuis ses bases pakistanaises, l’intégrisme afghan soutenu par les yankees force l’URSS au ridicule d’une expédition coloniale pour soutenir ses propres fantoches. Le “Tiers-Monde” se convulse dans le sang, le rêve « non-aligné » s’y noie. Les économies pivotent de plus en plus sur les armements et l’investissement en automatisation : une part croissante, effarante du travail sert à fabriquer les armes qui réprimeront les démocraties ou élimineront les travailleurs. L’URSS ne peut suivre : le peuple russe sera mis à genoux par la confluence de la course aux armements et de l’exploitation coloniale et “post”-industrielle, salaires de misères en “délocalisations” d’un côté, automates de plus en plus performants de l’autre – tandis que la logorrhée bureaucratique soviétique oppose ses phrases aux robots et aux soldats du capital dans la plus pure tradition dialectique.
Bien sûr, les habitués du pouvoir, mensonge et meurtre en masse, ont “gagné”. Comme après l’invasion de l’Amérique, la chrétienté renaît sur un monde de ruines. Il est temps de laisser dire quelques vérités, puisque c’est devenu inévitable, puisque la victoire des féodaux est acquise et puisque, tous débats déplacés, il est désormais inutile, dangereux et coûteux de censurer davantage. Le livre de Garrison paraît donc, avec son hymne à la coexistence pacifique, au moment où déjà on sait en milieux informés vers quoi vont Gorbatchev et les illusions qui le portent...
II. L’initiation

Ce n’est pas que l’arrachement de la démocratie au peuple américain (et aux autres) soit allé sans luttes. Contre l’affabulation absurde de leurs gouvernants lors de l’assassinat, des voix s’y sont élevées dès l’abord, sans trop savoir ni comprendre, éprouvant une leçon toujours renouvelée : il n’y a point de liberté sans vérité, et la vérité est globale, universelle, ou elle n’est pas. Toute dissimulation, fût-elle provisoire, partielle, et entraînant des gens de bonne intention, est ou sera l’abri d’un pouvoir, d’une violence faite à l’immense majorité – tout mensonge public est le fourreau d’un crime d’Etat.
Garrison ne fut pas des premiers à le saisir. Patriote imbu de la mission américaine, vétéran de la National Guard et du FBI, parfaitement à l’aise dans la morale et la politique de son clan et de sa tradition, confondant volontiers l’exigence humaine et le respect légal de l’ordre établi, où lui-même était fort établi, il a trois ans durant fait toute confiance aux politiques pour définir et affirmer le “bon pour le peuple”. Seul accroc initial : district attorney (D.A., ici en gros procureur de la République) à la Nouvelle-Orléans, il avait fait arrêter un suspect (David Ferrie), et le FBI s’empressa de libérer celui-ci en déclarant publiquement que la responsabilité de cette “erreur” revenait au D.A. – « an unprecedented comment » (commentaire sans précédent), note d’abord Garrison très anglo-saxonnement, avant d’insister tout de même un peu sur ce comportement strictement inhabituel : certains services de police gouvernementaux s’en prendraient à un fonctionnaire de Justice... Cela se passait aux Etats-Unis, et en 1963 : on a fait bien du chemin depuis, de bien des côtés de l’Atlantique.
Mais le monde où vivait Garrison, il le constate (p. 13), lui faisait l’effet d’un tranquillisant, ou d’un euphorisant. Il a fallu trois ans, donc, pour qu’une discussion avec un très respectable sénateur l’éveille : et il commande les vingt-six volumes de rapport de la commission Warren.
En les attendant, il se renseigne. Les conditions mêmes de nomination de cette commission éveillent méfiance et attention. Un député de New York, Charles Goodell, avait proposé une enquête parlementaire sur l’assassinat de Kennedy. Avec une extrême précipitation, la présidence des Etats-Unis fit alors savoir qu’elle avait déjà nommé une commission et, pour éviter la critique parlementaire justement, Lyndon Johnson y inclut deux sénateurs et deux députés. En tout, quelle équipe !
Le président, Earl Warren, avait pourtant été l’objet comme Kennedy des menaces des esclavagistes et de l’extrême-droite texane pour son acceptation des « civil rights » – l’affirmation au moins de principe juridique de l’égalité raciale. Il refusa donc d’abord le rôle que lui imposait Johnson : mais celui-ci lui téléphona, le convoqua, usa tantôt de menaces et tantôt des cordes patriotiques pour contraindre enfin Warren à l’acceptation – la réputation internationale de la démocratie américaine, la menace de la troisième guerre mondiale si Cuba ou l’URSS étaient mises dans le coup au lieu du “détraqué solitaire” Oswald, tout y passa.
Dès lors la chose pouvait être mise en place. Quatre autres membres de la commission étaient des hommes de main du Renseignement ou des militaires américains, tous partisans maniaques de la guerre froide : Allen Dulles, ancien directeur de la CIA, frère et confrère de John Foster Dulles de sinistre mémoire ; Richard Russell, président de la commission sénatoriale des forces armées et patron du sous-comité du Renseignement ; John J. McCloy, ancien sous-secrétaire d’Etat à la guerre « considéré au moment de sa nomination comme le principal membre de l’establishment en politique extérieure américaine » (p. 14) : président de la Banque mondiale de 47 à 49, l’un des organisateurs du Renseignement américain après la deuxième guerre mondiale ; Gerald Ford – le futur président –, décrit dans Newsweek comme « le meilleur ami de la CIA au Congrès » !
Restaient : les nuls de service, John S. Cooper et J. Lee Rankin – ce dernier fit une fois remarquer que, à supposer que l’arme du crime ait été l’inimaginable Mannlicher-Carcano, l’empreinte de la paume de main (sans empreintes digitales !) d’Oswald posait « une sérieuse question » dans l’esprit des membres de la commission : ce ne fut suivi d’aucun effet ; de même, Cooper exprima son insatisfaction de la « théorie de la balle unique » responsable à elle seule de sept blessures... puis il accepta de signer le rapport sur ce thème, comme tout le monde, sous l’impulsion  particulière de McCloy.
Et puis l’opposant “accepté”, d’abord mis en devanture, Hale Boggs, député de Louisiane. Boggs ne cessa de dénoncer la manipulation de la commission Warren par les services de renseignement américains en général et le FBI en particulier. Il s’enhardit enfin à accuser le patron du Bureau, J. Edgar Hoover, d’avoir fait adopter « les procédés de l’Union soviétique et de la Gestapo hitlérienne ». L’année suivante, l’avion militaire où il avait pris place en mission disparut sans laisser de traces.
Nous revoilà au coeur de notre sujet : non seulement les institutions américaines ont organisé puis couvert le meurtre de Kennedy, mais il y eut un suivi de crimes visant tantôt des politiciens importants, tantôt des citoyens ordinaires, enfin n’importe qui, de simples témoins, tous simplement coupables d’avoir voulu la vérité.
Avant même l’assaut des media à son propre égard ou les premières menaces de mort, c’est par là que Garrison prit conscience. Les blocages et rétentions d’information, subornations ou intimidations de témoins, chantages de toutes sortes dans la nature même de l’affaire ont atteint son équipe aussitôt constituée. Un seul exemple :
Roger Craig était deputy sheriff à Dallas au moment de l’assassinat de Kennedy. Il a d’abord assisté à la préparation de l’action des polices en matière de “sécurité”, en fut témoin sur place, repéra une des voitures et quelques personnages-clés, et surtout se trouva présent lors d’un moment caractéristique de l’interrogatoire d’Oswald (ce que son chef nia des années, jusqu’à ce qu’une photographie en apporte la preuve) à l’hôtel de police de Dallas – moment éclairant notamment la claire connaissance par les policiers d’une conspiration dont Oswald n’était qu’un pigeon –. Craig s’entêta, contre l’écrasante majorité de ses collègues et supérieurs, à dire ce qu’il savait. Pour donner idée des pressions qu’il subit, il raconte lui-même qu’un des juristes de la commission Warren modifia
quatorze fois
son témoignage avant de l’adresser à Washington (cité par J. Marrs, Crossfire p. 481, mais évidemment non répertorié dans l’index de son livre). Craig fut manqué de peu (blessé à la tête) par une première tentative d’assassinat et quitta d’abord Dallas. Garrison lui trouva un travail (p. 95) et le rencontra fréquemment pour recueillir de lui des informations détaillées. Craig revint à Dallas, où sa voiture fut dynamitée – il était au volant (« accident de voiture », dit Marrs ! ayant entraîné une « blessure au dos »). Garrison précise : « il survécut. Puis on le retrouva tué par balle à son domicile. Le coroner’s verdict fut : suicide » (bien entendu, cette mort n’est pas signalée comme suspecte par Marrs dans son chapitre spécial). Comme cet excellent Garrison oublie parfois que tout le monde n’est pas juriste, il est bon de préciser que « suicide », en tant que « coroner’s verdict », a une implication précise et très différente de « mort suspecte » (éventuellement par suicide) : l’enquête est close.
III. La mêlée

Revenons à Garrison même. On a très vite corrompu l’un de ses inspecteurs – Pershing Gervais –, et mis en route une campagne de presse contre toute l’équipe et surtout lui-même. Puis on lui a adressé un maître-chanteur pour lui offrir argent et avancement s’il renonçait à son enquête sur Kennedy.
Précisons. A cette enquête, Garrison consacrait surtout ses nuits et ses week-ends : le reste était accaparé par son travail ordinaire de procureur, sans conteste le plus sérieux de l’histoire de la Louisiane comme la reconnaissance de ses concitoyens n’a pratiquement pas cessé d’en témoigner.
On continue. Nouvelle affaire grave : Garrison avait cerné la possibilité de faire témoigner David Ferrie, personnage particulièrement important au centre des manoeuvres de recrutement, armement, disposition des tueurs. Ferrie tenta d’abord de faire assassiner Garrison. Puis il prit peur, hésita de tous côtés, et fut lui-même (probablement) exécuté par des sbires envoyés par ses anciens mandants.
La campagne de presse contre Garrison prit une ampleur nationale avec l’intervention, depuis un congrès au Japon, d’Earl Warren soi-même – juste avant le procès de Clay Shaw où, Ferrie mort, l’équipe du D.A. avait engagé toutes ses forces. Tâchant de rendre compte de ce que ç’a été (pp.160-172), Garrison semble un peu perdu : et ce n’est pas facile de naviguer entre nausée, colère, rire face à des masses de venin, mensonges et menaces en chiures de plumitifs. Je répète d’abord : dans la vieille panoplie des haines progressistes – le clerc, l’adjudant, le flic –, il importe désormais de placer en priorité le professionnel de la désinformation, qu’on ne saurait honorer du titre de journaliste ailleurs que dans le milieu même des merdia. Ceci posé, quelques exemples donnés par Garrison :
Hugh Aynesworth, Newsweek 15/5/67 : « Jim Garrison a raison. Il y a eu conspiration à la Nouvelle-Orléans – mais le complot est celui même de Garrison. C’est une mise en scène pour concocter une “solution” fantastique à la mort de John F. Kennedy, et pour la faire coller ; dans cette affaire, le D.A. et son équipe ont été parties indirectes à la mort d’un homme et ont humilié, harcelé et financièrement étripé plusieurs autres.
[...] J’ai la preuve qu’un des enquêteurs musclés du D.A. a offert 3.000 dollars et un emploi dans une ligne aérienne[...] Je sais aussi que, lorsque le bureau du D.A. a appris que cette tentative de subornation absolue avait été enregistrée sur bande, deux des hommes de Garrison sont retournés voir le “témoin” et, dit-il, l’ont menacé de violences physiques. »
En fait, 1) on n’a jamais su de quelle « mort d’homme » il s’agissait, 2) le “témoin” était une créature des media, 3) le soi-disant « enregistrement » n’a pas davantage existé, ni donc ses suites – etc..
Aynesworth n’avait donc, bien entendu, aucune des “preuves” qu’il invente dans cet article, et il n’a tenté d’en fournir aucune. Mais il y a une touche que Garrison lui-même ne pouvait apporter, et à laquelle tous ses lecteurs seront sensibles. Aynesworth avait été reçu chez Garrison, et l’interview avait duré plusieurs heures. Or je défie quiconque est confronté de près, des heures durant, au travail de Garrison, de mettre en doute son honnêteté. Imaginerait-on, pour excuser le calomniateur, que notre D.A. ait eu une présence physique insupportable ? ni son apparition dans le film de Stone, ni son ton mesuré même pour ses pires ennemis, ni l’affection de ses enfants, ni le soutien de son équipe, ni ses rapports avec les témoins, les électeurs, et les autres ne vont dans ce sens. Enfin, la malhonnêteté foncière de ceux qui l’ont critiqué est fréquemment évidente.
Sur ces données de fait, que penser d’individus comme Aynesworth ? et que valent des institutions où un tel métier peut être exercé ? Dans un système où la “liberté” d’entreprendre est avant tout celle d’exploiter, voler, piller, polluer, il est “normal” que la “liberté” de la presse soit celle d’encenser les crapules et de calomnier les honnêtes gens. Mais n’est-il pas évidemment prioritaire de s’en prendre à cette désinformation systématique et perpétuelle ? Que vaut alors le “droit” qui interdit la “diffamation” de gangsters élus, mais n’oppose rien au mensonge organisé ?
On continue toujours.
J. Phelan avait rédigé dans le Saturday Evening Post un éditorial de soutien pour la lutte de Garrison contre le crime, organisé ou non : il l’accuse maintenant de droguer les gens pour en obtenir des témoignages. R. Billings, qui l’avait d’abord soutenu dans l’équipe de Life, revient le voir, amaigri, les yeux cernés, et lui reproche d’épargner des mafieux ; puis il s’associe à G. Robert Blakey pour éditer une nouvelle version semi-officielle de l’affaire Kennedy quand le scandale est devenu trop énorme dans la première comédie...
Dans quelles pressions, ou dans quels remous, se sont trouvés pris ces gens ?
Life ne s’en tint pas à la “délégation” du malheureux Billings, sans doute manipulé dès le début. Dans une enquête sur le crime organisé (on sait l’ampleur de l’affaire aux Etats-Unis), le magazine accusa Garrison d’être un habitué douteux des casinos de Las Vegas, tandis que le confrère immédiat, Time, publiait de son côté une série de textes décrivant le travail du D.A. comme un montage indéfendable, et sa personne comme un bouffon avide de se voir dans les gros titres.
Pas un journal pour envisager le contenu de l’enquête, les faits accumulés, les relations rendues évidentes...
Dans le N.Y. Times Magazine, un Anglais se chargea d’affirmer qu’il n’avait rencontré ni en Europe ni en Amérique de préoccupation “populaire” quant à des conclusions erronées de la commission Warren : tel que. Toutefois, le “peuple” ayant ainsi jusque-là bien « résisté », le dit citoyen britannique s’inquiétait d’une obsession éventuelle en « certains » lieux, et mettait sentencieusement en garde : « certains » trouveraient bien aisé de « franchir le pas », de la présence (de plus en plus évidente) de plusieurs tireurs synchrones et simultanés sur le lieu du meurtre, à l’invraisemblable hypothèse (« fût-ce pour des motifs mal conscients ») d’une conspiration (p.165) !
Après le tir de harcèlement de la presse écrite, l’artillerie lourde de la télé. Un groupe d’espionnage est branché sur l’équipe Garrison, et chargé d’un montage largement diffusé : on y voit des brigands variés, repêchés dans les prisons environnantes, jurer, parole de repenti, qu’ils ont refusé des offres de corruption de l’équipe du D.A. pour faux témoignages. Les malheureux imbéciles furent d’ailleurs ensuite condamnés à des rallonges de peine pour mensonge, outrage aux tribunaux, etc.. Ce qui est par certains côtés plaisant, mais seulement tant qu’on ne pense pas trop aux salopards qui ont manipulé (par quels moyens ?) lesdits imbéciles et qui, eux, ont brillamment poursuivi leur carrière...
Enfin CBS décide une série d’émissions sur la question et – surprise – interroge et filme fort courtoisement Garrison dans les studios une longue demi-heure... dont environ une demi-minute est ensuite diffusée au cours de quatre heures d’antenne consacrées à expliciter et soutenir la thèse de la commission Warren.
IV. L’atteinte
Jusque-là, en somme, rien : des calomnies, et quelques menaces ou chantages. Mais à présent, on va utiliser le noyautage de l’équipe – auquel Garrison réagit avec une naïveté assez caractéristique, mais peu admissible – et on prépare la contre-attaque – ce dont même lors de la rédaction de son livre il ne semble pas encore clairement conscient...
Ses collaborateurs (cf. en particulier p.136) l’avaient pourtant averti, et Garrison lui-même déclare avec une incroyable tranquillité qu’il voyait de plus en plus clairement “the Company” (la CIA) au bout de tous les fils qu’il pouvait saisir. Mais en brave démocrate, et aussi comme Kennedy s’imaginait être protégé par le suffrage universel, Garrison se gargarise des fables de l’“Etat-de-droit” dont il est lui-même procureur, et hardi petit : du haut de ses quelques deux mètres, le citoyen Don Quichotte D.A. part en guerre contre le service de renseignements le plus puissant et le plus sanglant de la planète.
Il n’est pas tout à fait inconscient : il va même (p.181) jusqu’à citer une première fois la DIA (Defense Intelligence Agency), que peu de gens connaissent et qui certes fait moins de bruit – puisse V&L avoir l’occasion d’en reparler –. “On” cherche en effet à le faire reverser de l’armée de réserve dans l’active, ce qui serait admirable pour lui retirer des mains ses dossiers . Ça ne marche pas.
Garrison poursuit, et se risque de plus en plus. Un agent le contacte par sa famille ; les conditions du rendez-vous sont inquiétantes. Garrison y va. L’intuition fonctionne : le type s’avère être un homologue, un honnête homme qu’il trouve fort sympathique et qui a cru pouvoir rester dans la morale en travaillant dans les services d’espionnage pour son pays – seulement il a su la conspiration contre JFK, il a voulu la contrer, il a trouvé évidemment toutes les portes closes : il a même dû, pour éviter le sort d’Oswald, se faire arrêter dans un lieu directement dépendant du gouvernement fédéral pour être sûr de son alibi... Il a choisi une agence de banque où il a tiré des coups de feu (au plafond), et a insisté pour être happé par le garde qui, le voyant confiant, courait plus loin que lui. Dix ans de condamnation, mais il put apporter au moins la preuve qu’il ne voulait rien voler et sortit de prison au bout de « seulement » trois ans... pour reprendre tous les risques et se faire arrêter de nouveau, cette fois en tentant de s’échapper vers l’Allemagne fédérale après une mission à l’Est.
Ceci encore et toujours pour expliquer à quel point les gens de la mouvance Garrison étaient fort éloignés, comme lui-même, de quelque extrémisme socialisant que ce soit, voire de toute teinture vraiment sociale. En gros, c’est le centre droit américain : et c’est cela qui a été traité comme “communiste” par les gens du pouvoir établi, et depuis triomphant !
Cependant Garrison doit payer de plus en plus de frais pour suivre l’affaire. Ses économies d’officier de réserve sont épuisées, il accepte donc de parcourir les Etats-Unis pour faire des conférences et retrouver quelques ressources – la tentative pour récupérer dans son service les amendes pour délits sur voie publique etc. a tourné court, une campagne de presse (de plus) s’étant horrifiée que les contraventions pour délits mineurs puissent servir... à “l’ambition personnelle d’un procureur dévoyé” : car c’est ainsi qu’est présenté le travail, en heures supplémentaires impayées, de l’équipe Garrison –. Très généralement accueilli de façon chaleureuse par le jeune public notamment universitaire, il débarque en tel ou tel aéroport, fait sa causerie, et repart...
Ainsi en tournée, il a un jour la surprise d’être accosté par un de ses bénévoles, soi-disant ancien de la CIA, qui lui parle de graves menaces sur la vie du D.A. et exige, malgré sa fureur, de rester auprès de lui. Sans penser trop loin, ce dernier finit par hausser les épaules et, comme les deux hommes se séparent après une nuit d’hôtel, indique dans la conversation son vol de retour.
A l’aéroport, suivant ses habitudes (sans doute aussi trop volontiers confiées), Garrison va s’asseoir aux toilettes, toujours désertes, pour bouquiner en paix un magazine. Mais il reste tout accoutré... Il a d’abord la surprise d’entendre presque immédiatement occuper la cabine voisine (alors qu’il y en a une longue rangée), puis des chuchotements. Il bondit donc dehors, à l’étonnement... d’une dizaine de policiers qui le pensaient quelque peu dévêtu, et le guettaient. Le sergent lui demande ce qu’il faisait : Garrison n’a pas trop de mal à l’envoyer paître, traverse en vitesse deux flics qui d’abord font mine de s’interposer mais que le sergent déconcerté bloque d’un signe négatif de la tête, et file à l’abri de la salle d’attente plus publique et de son vol.
Puis il médite. Qui donc s’était installé dans la cabine proche de la sienne ? Pourquoi ? Qu’attendaient tous ces policiers ?
Les choses ne tardent pas trop à s’éclairer. Peu de temps auparavant, Garrison avait reçu un appel téléphonique interurbain, donc coûteux, d’un vague client perdu de vue depuis des années, un homosexuel qu’il avait défendu alors qu’il n’était qu’un jeune avocat désargenté. Le zigoto gagnait sa croûte en vendant des photos porno, ne l’avait pas payé, le futur D.A. l’avait laissé tomber, et voilà que l’autre l’appelait, sur un numéro personnel secret (notre « liste rouge »). Garrison s’étonne, questionne sur les moyens par lesquels ce numéro a pu être connu – l’autre bafouille des « relations », des « possibilités de se voir », tant et si bien que notre procureur raccroche rageusement.
Résumons. 1) Le vol utilisé par Garrison était connu grâce à son “bénévole” – qu’un avocat coincera en quelques heures d’entrevues, là où Garrison lui-même n’a rien vu pendant des semaines –. 2) Les flics étaient là pour l’arrêter en compagnie de son voisin dans les toilettes, l’homosexuel susdit. 3) Garrison aurait protesté, juré qu’il n’avait pas vu l’homme depuis des années : mais au procès, l’accusation sortait la liste des appels téléphoniques récents de ce personnage, et on y trouvait Garrison, appelé de loin, sur un numéro dont seuls des intimes pouvaient avoir connaissance...
Et voilà les procédés de cette flicaille à scandales dont, Dieu merci, on ne saurait imaginer quelque analogue que ce soit chez nous : car ici, les media nous protègent et nul ne saurait en jouer pour salir la réputation d’un honnête homme si jamais (mais qui y songerait ?) certains services gouvernementaux s’aventuraient à le faire ! Voyez-vous, dites, la photo de Garrison sortant des toilettes, accompagné d’un hideux personnage assez dévêtu ? On l’a manquée de peu, non ? et situez-vous ce qu’était, voici une trentaine d’années, la législation antihomosexuelle aux Etats-Unis ? Ah ! amis lecteurs, s’il arrive un jour des ennuis à quelque ennemi du totalitarisme financier, informez-vous bien avant de croire et mêler ce qui se répète et ce qu’on vous fait voir !
Des ennemis puissants et capables de tout d’un côté, les carcans de la loi de l’autre : Garrison aura beau se battre (dans les circonstances que nous venons de schématiser), il assistera impuissant à l’acquittement de son principal accusé, Clay Shaw : mais celui-ci veut trop en faire, et jure au tribunal qu’il n’a jamais rencontré divers personnages du drame. Garrison a toutes les preuves du contraire : il requiert aussitôt une nouvelle procédure... et la cour de justice locale lui interdit cette requête. Il note alors simplement, sobrement, la référence précise de la loi qui interdit... cette interdiction, et constate que contre un gouvernement en exercice et responsable d’un meurtre contre le précédent président, des détails comme la loi n’ont plus d’importance.
Là se place le chapitre qui à mon avis explique le livre et la fin d’itinéraire de ce brave Garrison – The Majesty of the Law (pp. 254-272). Garrison est arrêté chez lui, gardé à vue, accusé de corruption et association avec la mafia. Utilisant de faux témoignages notamment de son ancien assistant P. Gervais (cf. le début du titre III), truquant des enregistrements de leurs conversations téléphoniques, accumulant tous les procédés orduriers et procéduriers pour noyer la défense par des masses de faits invérifiables ou faux, controuvés ou sans intérêt, le ministère de la Justice se charge lui-même cette fois du montage destiné à perdre Garrison.
De vieux amis, avocats hors pair ; quelques experts mondialement reconnus ; une expérience et une intelligence du droit exaltées par les soutiens reçus et le sentiment de devoir se battre contre une infamie sans nom : Garrison s’en sortira, peut-être par la force de sentiments et comités publics plus qu’il ne pense, mais certes aussi par l’art de ses juristes, la pertinence de ses techniciens et la justesse de sa propre défense.
Seulement, il a voué sa vie au respect du droit, de ses représentations institutionnelles, et de l’Etat nord-américain. Et c’est cet Etat qui l’a fait rougir devant ses voisins puis ses concitoyens, dans les formes institutionnelles du droit et de son respect.
D’abord battu lorsqu’il se représente comme procureur (il faut être élu pour cela aux Etats-Unis, et il n’a eu évidemment ni temps ni moyens, pendant tout son procès, pour une telle campagne), donc condamné à revivre des débuts précaires d’avocat privé, Garrison sera tout de même élu puis réélu triomphalement à sa cour d’Appel de Louisiane. Il assistera à d’autres tricheries, notamment quand Blakey et Billings rédigeront le rapport correspondant aux premières capitulations du pouvoir sur le dossier Warren, devenu intenable. Il verra se poursuivre la lutte contre ces mensonges et bien d’autres – Viet-Nam, Watergate... Il préfacera son livre en souhaitant qu’on sorte de l’anticommunisme primaire, et qu’on ne croie plus trop aux media...
Mais je crois qu’il n’en pouvait plus. Parti de convictions, d’une foi, trop fortes en sa nation, sa morale et sa classe, cet honnête homme, cet esprit juste, ce brave coeur, cette grande âme a fait seulement une large part de l’itinéraire qui l’aurait mené à percevoir toute l’horreur de ses ennemis, tout le soutien des démocrates. Il a saisi et décrit la pourriture policière et médiatique des Etats capitalistes les plus “avancés”, deviné qu’ils n’en avaient pas le monopole, reconnu la férocité du pouvoir même dans son pays, délimité les capacités d’abjection, d’hypocrisie et d’acharnement de bien des gens et des institutions, surtout gouvernementales. Mais il n’a pas fait le lien entre la peste privilégiée et sa contagion, entre le brigandage intérieur des Etats et leurs débordements à l’extérieur, entre bureau- ou technocratie et inévitable impérialisme. Il s’est ainsi imaginé que le pouvoir américain reculait alors que l’hystérie s’en déchaînait, il a voulu ne voir que la fin de la guerre froide sans percevoir la victoire des forces qu’il avait combattues, il s’est malgré tout un peu confiné dans l’affaire Kennedy quand ses commanditaires n’en avaient plus rien à battre...
Bref il a seulement jalonné, pour les peuples, pour les progressistes, pour l’histoire, un exemple, une part sensible et notable de vérité, et de lutte pour la vérité.
* juin 96

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