bienvenue, welcome, welkome,etc

Ce blog comporte quatre parties :

– les articles simplement actuels

– des textes de fond, insistant sur le point de vue expressément politique adopté partout ici

– des rédactions plus anciennes par exemple à propos de simples citoyens d’un côté, de potentats de l’autre, aux Etats-Unis

– des échanges avec correspondants qui seraient trop restreints à l'intérieur des cases prévues.


mercredi 14 mars 2012

Fond 4 : Sur quelques inepties de Karl Marx

(le texte original et des traductions du texte traité ici sont disponibles sur la Toile, en se repérant par exemple sur "Marx", "People's paper", "14 avril 1856")



Il y a des textes qui ont de la chance, et qui sont souvent cités pour des parts plus ou moins intéressantes, simplement en fonction des résonances du moment ou par échos successifs. Le petit discours de Marx lors de l'anniversaire du People's Paper en 1856 a eu les honneurs de cette sorte, et il sert en particulier à conclure l'introduction de Rubel au deuxième livre de ses Œuvres, dans « la Pléiade ».
D'un mot, tout ça fait mal. Car d'un côté, Rubel demeure le plus savant traducteur et commentateur de Marx, et sans Marx nous serions encore dix fois plus bas en compréhension des rapports entre économie et histoire. De l'autre côté, il faut dire que le discours en cause est lamentable. Se laisser entraîner à un enthousiasme global puis culte pour une personnalité est irrationnel et vite stupide : il faut y opposer le courage de soutenir, avec tristesse et rigueur, avec colère et raison, les exigences de justesse. Alors, mais en un triste sens, ça tombe bien : le discours de Marx accompagne, de par le choix de Rubel, en particulier le volume le plus faible du Capital — tous ceux qui ragent encore d'avoir perdu dans le "Livre 2" bien des heures et davantage se consoleront un peu en voyant aller ensemble des sottises...

Dans son allocution digne d'électorat, Marx déclare d'abord que les bouleversements techniques sont révolutionnaires, en les comparant avantageusement à Barbès, Raspail et Blanqui. Quelques lignes plus loin, il enfouit en termes de contradictions les horreurs sociales auxquelles ces bouleversements ont d'abord conduit. Il va ainsi de plus en plus loin dans l'éblouissement heureux devant l'industrialisation d'un côté, dans le dégoût devant les crimes des férocités capitalistes de l'autre, et termine sur une profession de foi au lieu d'une compréhension : tout ça, le prolétariat résoudra.
L'essentiel est cette déclaration de croyance pure au lieu de l'analyse et de la proposition pour dominer la barbarie naturelle. On y revient à l'instant, mais un détail préliminaire vaut un petit tour.
Marx veut faire comprendre qu'on ne sent pas directement certaines forces souterraines à l'œuvre dans l'histoire. Pour y parvenir, il donne comme exemple que « the atmosphere in which we live weighs upon every one with a 20 000 lb. force » (« l'atmosphère où nous vivons pèse sur chacun avec une force de [dix tonnes] ») : c'est déjà du niveau des discours du maire de Champignac, où on voit planer l'ombre de la main souterraine de l'anarchie. Mais il y a plus : il est intéressant de voir un philosophe qui se réclame d'universalité scientifique assimiler la pression atmosphérique à "une force". Car sans être physicien, on peut savoir qu'une force a un sens : alors, vers quoi pousse la "force" de dix tonnes du Karlmarxade ? le Nord, le Sud, le haut, le bas ?
Constatons plutôt en termes simples : on a affaire à des allusions scientistes de bas étage, à une démagogie pour impressionner les ignares et s'unir dans la douce certitude qu'on a le savoir, que dis-je, la science de son côté. C'est cela qu'il faut lire. La fausse culture va avec l'appel à la grégarité, à la bêtise, à l'inconscience maintenue. C'est le contraire de la cohérence rationnelle.

Ce n'est déjà pas rien : ça situe les choses. Lisons maintenant le thème principal.
« At the same pace that mankind masters nature, man seems to become enslaved to other men or to his own infamy. Even the pure light of science seems unable to shine but on the dark background of ignorance. All our invention and progress seem to result in endowing material forces with intellectual life, and in stultifying human life into a material force » (« A la même allure où l'humanité maîtrise la nature, l'homme semble devenir esclave d'autres hommes ou de sa propre infamie. Même la pure lumière de la science semble incapable de briller sinon sur l'arrière-fond sombre de l'ignorance. Toute notre invention, tous nos progrès semblent aboutir à douer des forces matérielles de vie intellectuelle, et à crétiniser la vie humaine en force matérielle »). Saisissez bien, au passage, la science incapable de briller autrement que sur fond d'ignorance, ce qui est un non-sens parfait : tout le reste va de même, avec le balancement maniaque selon lequel il faut que tout soit contradiction — tout est Hegel ou n'est pas —. Des gens, sans doute de peu, seront choqués qu'on date l'invention de l'esclavage du mode de production capitaliste. Des esprits médiocres s'étonneront qu'en plein milieu du XIXe siècle, on réduise invention et progrès à des aspects techniques ou à des abrutissements — ce qui était archifaux même à l'intérieur du prolétariat, auquel on laissait pourtant peu de liberté pour penser —. Broutilles que tout cela : sur les très grands repères dialectiques,  tout devient preuve de la foi, et quelle leçon de lecture objective de l'histoire cela ne donne-t-il pas !

Cependant les faits demeurent et on peut, au lieu de se mentir, étudier de grands traits de l'aventure humaine dans sa totalité. On perçoit  alors les choses assez différemment — et cela pouvait se faire au temps où dégoisait Marx, à seulement écouter un peu cent autres comme Thucydide ou Ibn Khaldun —.
Tout simplement, l'espèce humaine est la plus agressive du monde. La tendance à se faire des esclaves à tout prix et tout risque est une constante de l'histoire. Ce ne fut pas toujours tout à fait éclatant, car il y eut longtemps le frein de la nécessaire production et, si on se contentait de se faire la guerre, tout le monde mourait et il n'y avait plus ni maîtres ni esclaves : donc il fallait bien laisser un peu vivre.
Or voici soudain qu'avec l'industrialisation, les machines, la production n'a plus été un problème, même pour de très grandes exigences. Du coup, au lieu qu'à travers des horreurs belliqueuses artisanales se maintiennent des chances appréciables de survie, l'agressivité dénudée est devenue capable de toutes les dévastations, morales et matérielles, individuelles et planétaires : quelle surprise ! et comme cette interprétation en termes de volonté de pouvoir sonne faible, à côté de la vaste fresque hegelienne, cumulant les tonnes de blablabla et le dos tourné aux faits les plus énormes de l'histoire et de la connaissance !
Et voilà : avec ça, on n'est pas sorti de l'auberge de "gauche". Car il est énormément plus reposant de se prosterner que de repenser, et on ne manquera jamais de papes et petits pères des peuples pour maintenir les foules dans des croyances qui arrangent une bureaucratie — au Vatican ou au Kremlin —. Les résultats sont sous nos yeux.

Des réactionnaires qui se disent penseurs ont déclaré à partir de tels coups de folie de Marx qu'il était "une fraude scientifique". C'est parfaitement réactionnaire. Le système de présentation hegelien, repris par Marx, est une fraude antiscientifique et parfois largement antihistorique. Au contraire des faits, en partie déjà synthétisés (organisés de façon à voir clair) par Marx, sont souvent des réalités de base pour la réflexion. Il faut faire dans une œuvre essentielle le tri des faits et du système, voilà tout. Les gens qui le refusent sont souvent de simples crapules qui espèrent un nouveau pouvoir faute de trouver leur place dans l'actuel, et souvent aussi des paresseux qui préfèrent avoir une foi et une bonne conscience à faible prix plutôt que de risquer la liberté et la pensée.
Oui, les résultats sont sous nos yeux. Elections et autres.

Pour ceux qui ont le goût du vrai, de l'humain, du savoir, qu'ils se laissent parfois romantiquement porter par l'élan initial du Manifeste ; mieux, qu'ils relisent Travail salarié et Capital comme Salaires, prix et profits ; qu'ils se donnent la peine de retrouver les dizaines de pages irremplaçables, sur le sens réel de l'accumulation préalable dans la formation du capital, ou sur la dette publique, ou sur cent tricheries des économistes et des historiens bourgeois ; qu'au nom de la même honnêteté ils se tournent contre les aberrations verbeuses, cyniques ou prétentieuses de Marx chaque fois qu'il le faut. Ils seront longtemps minoritaires...
... mais depuis quand les progressistes confondent-ils vérité  et majorité dans les Etats présents de l'histoire ?

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire